À l’heure où d’aucuns qualifient de « Nouvelle Guerre Froide » la rivalité sino-américaine, il semble difficile de nier les parallèles avec la compétition technologique et idéologique entre l’URSS et les États-Unis d’Amérique. La République Populaire de Chine, discrètement mais sûrement, tisse sa toile de « soie numérique » pour proposer une alternative au paradigme de l’internet « Made in USA », incontournable depuis trois décennies.
La Belt and Road Initiative et les Routes de la Soie Numériques
Afin de comprendre les enjeux liés aux Routes de la Soie Numériques (RSN), il convient de faire un bilan de la situation économique de la Chine. On assiste depuis 2010 à une baisse du taux de croissance annuel du PIB chinois, passant de 10,6% en 2010 à 8,1% en 2021, la crise du Covid-19 ayant été jusqu’à faire chuter le taux à 2% pendant les périodes de confinement qu’elle a connues. Cette baisse est la conséquence d’une conjonction de facteurs : économique (l’augmentation du coût de la main-d’œuvre), démographique (diminution de la population active), et financier (endettement massif). L’augmentation des coûts a fait basculer le pays d’une économie manufacturière à une économie de services (52,2% du PIB en 2018). La croissance du secteur tertiaire va de pair avec l’émergence des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), souvent qualifiés de « champions technologiques chinois ». D’autres entreprises comme Huawei (Télécom) ou Didi Chu Xing (VTC) font également partie de cet ensemble économique. Ces firmes sont les concurrentes directes d’autres firmes high-tech, notamment les GAFAM.
Initialement présenté sous le nom One Belt One Road (Une Ceinture Une Route, OBOR), le projet des nouvelles routes de la soie fut présenté lors d’un discours du président Xi au parlement Indonésien en 2013. Les Routes de la Soie couvre de nombreux champs : énergie, transports mais aussi numérique.
Lors du premier forum de la Belt and Road Initiative en mai 2017, le Président Xi Jinping annonçait que la Chine intègrerait le big data dans le projet des Routes de la Soie pour créer les «routes numériques de la soie du XXIe siècle». Pour le secrétaire général du parti communiste chinois (PCC), la dimension numérique des Routes de la Soie est un moyen de construire « une destinée commune pour le cyberespace », concept introduit lors de la deuxième Conférence Mondiale sur Internet (WIC, 2015). Les routes de la soie numériques, au même titre que les Routes de la Soie dans leur ensemble, doivent être comprises dans une stratégie duale : être une arme (un outil) de la politique étrangère de Pékin, et renforcer le pouvoir du Parti Communiste Chinois en interne (au sein du pays).
La Chine entend multiplier ses investissements dans le domaine du numérique pour atteindre plusieurs objectifs. Les routes de la soie numériques (RSN) constituent un vecteur de puissance et d’influence, dans la mesure où elles visent à créer une infrastructure numérique centrée autour de la Chine. Devenir une «superpuissance numérique» nécessite que le pouvoir en place puisse façonner le cyberespace et ses normes selon ses objectifs (idéologiques, politiques, économiques), grâce aux technologies chinoises.
Outre les bénéfices politiques de cette expansion, d’autres sont d’ordre économique. Les «champions technologiques» mis en avant s’implantent sur de nouveaux marchés à fort potentiel comme celui du Nigeria par exemple. Le projet des routes de la soie numériques a aussi pour but d’augmenter les investissements dans les domaines stratégiques : intelligence artificielle, informatique quantique, internet des objets entre autres. Il convient de considérer ces technologies comme des innovations de rupture, tant elles seraient susceptibles de modifier les rapports de force. Notons que toutes trois peuvent avoir des applications militaires, expliquant le fort intérêt que suscitent ces technologies pour l’Armée Populaire de Libération (APL). Le fondateur de Huawei (1987), Ren Zhengfei, est d’ailleurs membre du PCC et un ancien cadre de l’APL. L’IA permettrait par exemple d’identifier les plateformes logistiques ennemies ou de transformer les informations des capteurs en une image de renseignement globale.
L’économie numérique peut se définir comme «l'ensemble des activités relatives aux technologies de l'Information et de la Communication (TIC), à la production et à la vente de produits et services numériques». La Chine est très active dans ce domaine, de nombreuses enseignes acceptent déjà les paiements via des plateformes mobiles telles que Alipay. Le développement de ces systèmes dans les économies émergentes est un levier de puissance à deux égards : d’une part parce qu’ils permettent d’échapper à la domination des systèmes de paiements américains, d’autre part parce que leur utilisation permet de collecter les données des consommateurs et usagers.
En ce qui concerne le premier, force est de constater que la Chine est désormais leader en la matière. Alipay et WeChat Pay comptaient respectivement 1,3 milliards et 900 millions d’utilisateurs en 2022, soit près de 50% du marché. La même année, leurs concurrents américains (Apple Pay et Google Pay) en recensaient “seulement” 507 et 421 millions. La force principale des systèmes de paiement mobiles chinois réside dans leur intégration à tout un écosystème. L’application est multi-usage : transferts entre particuliers, paiements physique ou en ligne, investissements boursiers, accès aux services administratifs ou de santé etc… Alipay exploite le plein potentiel du smartphone en tant qu’extension de l’Homme, et nous place indirectement au cœur du projet des nouvelles routes de la soie. En outre, la rhétorique de ses promoteurs est solide. S’appuyant sur le nombre important d’individus disposant de téléphones mobiles mais non de comptes bancaires, ceux-ci affirment que la diffusion des applications chinoises permettrait “l’inclusion financière pour tous”. Ce discours séduisant est essentiellement destiné à l’attention des pays où l’influence chinoise est grandissante, voire déjà dominante. D’après les statistiques de possessions de comptes bancaires, (Banque Mondiale, 2021) il apparaît que la Chine pourrait éventuellement conquérir de nombreux marchés en proposant ses solutions de paiements, notamment dans les pays où elle dispose déjà d’une forte influence. Au Pakistan et en Egypte par exemple, les projets en lien avec les routes de la soie numériques pourraient dans un premier temps renforcer le taux de pénétration internet (respectivement 36.5% et 71.9% en 2022) afin de proposer des services financiers et bancaires en ligne dans un deuxième temps. Dans les deux pays cités, peu de civils possèdent des comptes bancaires (respectivement 21% et 27% en 2021), et les solutions proposées par Alipay ou WeChat Pay pourraient pallier ce manque.
Au-delà de ces pays faiblement financiarisés, les Routes de la Soie Numériques et ses applications présentent de nombreux attraits pour les économies développées . Avant la pandémie de Covid-19, près de 155 millions de touristes chinois se déplaçaient à l’étranger annuellement, dépensant pas moins de 255 milliards de dollars en 2019. Cette manne financière incite les commerçants à accepter les systèmes auxquels sont accoutumés les consommateurs chinois. Alipay, WeChat Pay sont aujourd’hui largement acceptés dans de nombreux pays, dont la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Etats-Unis.
D’autre part, il est intéressant de relever les répercussions financières des récentes sanctions occidentales contre la Russie. La déconnexion du réseau SWIFT des banques russes, l’arrêt des activités de Paypal dans la fédération, ont poussé ces mêmes banques à augmenter leurs émissions de cartes de paiement UnionPay.
Avant d’entrer dans la profondeur des applications de technologies mises en avant via les routes de la soie numériques, il est intéressant de connaître la manière dont s'articulent les infrastructures du projet. Contrairement aux routes terrestres et maritimes, les flux, dont il est question ici, sont immatériels. Le réseau n’est donc pas cantonné à l’Asie Centrale (routes terrestres) ou à la Mer de Chine et l’Océan Indien (routes maritimes) mais s’étend sur l’ensemble de la planète.
Cartographie des projets d’infrastructures (câbles sous-marins, smart-cities et antennes Telecom) menés et/ou achevés par des entreprises chinoises
Cette carte, réalisée par l’ASPI (Australian Strategic Policy Institute, think tank australien), met en évidence la présence globale de la Chine dans les projets liés peu ou prou au numérique et aux nouvelles technologies.
D’autre part, de nombreuses infrastructures constituent les routes de la soie numériques. Câbles sous-marins, antennes réseau et data centers se substituent aux rails, gares et ports qui organisent les Routes de la Soie terrestres.
Les câbles sous-marins, entre enjeux géopolitiques et économiques
Les innovations techniques (fibre optique en tête) ont permis d’améliorer significativement les vitesses des flux de données, et aujourd’hui, 99% du trafic de données numériques transitent via ces serpents marins de plastique et de métal. Les quelques 450 câbles parcourant les océans sont vitaux, véritable colonne vertébrale du système économique et financier mondial, qui tend à se numériser toujours davantage. 10 000 milliards d’euros transitent chaque jour via ces derniers. Ce chiffre permet de prendre conscience de l'importance liée à leur sécurisation et à leur contrôle. États, entreprises, consommateurs : tous y sont directement ou indirectement connectés. Les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden au sujet de l’espionnage de masse des services américains (programmes PRISM et Upstream) ont eu un grand retentissement à travers le monde. Les dirigeants des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine , Afrique du Sud) avaient à l’époque particulièrement mal accueilli ces révélations et ont alors entrepris d’échapper à la domination américaine dans le cyberespace. Le Brésil a par exemple établi son premier câble – Ellalink – reliant directement le pays à l’Europe. Malgré l’affront subi, le plan de construction de câbles sous-marins entre BRICS (185 millions de dollars) n’ayant finalement pas vu le jour, la Chine a décidé de tirer son épingle du jeu et de devenir par elle-même un acteur majeur du secteur. Le pays ne représentait que 7% des investissements dans les projets (officiellement présentés) de câbles maritimes, ce uniquement dans son proche voisinage. Entre 2016 et 2019, ce taux passe à 20%, et la projection géographique est autrement plus importante, reliant la Chine à l’Europe, en passant par le Moyen-Orient et l’Afrique comme les câbles PEACE et 2 Africa. Cette augmentation est concomitante avec le déploiement des routes de la soie numériques (2017), et laisse penser que le déploiement chinois en matière d’infrastructures numériques était en vue avant l’officialisation du projet.
En ce qui concerne la France, elle a manqué de pouvoir s’octroyer un rôle important dans le contrôle du câble PEACE. Ce projet (Pakistan East Africa Connecting Europe) est porté par le groupe Hengtong (premier producteur chinois de câbles et 7ème mondial) ainsi que HMN Tech, nouveau nom de Huawei Marine après son acquisition par Hengtong en 2020. Partant du port de Gwadar, PEACE se divise au large de la Somalie : une partie longe la côte africaine pour atterrir au Kenya, avec pour ambition de continuer vers l’Afrique Australe. La seconde partie remonte la Mer Rouge et traverse la Méditerranée pour aboutir à Marseille, passant d’abord par l’Egypte, Malte, Chypre. Un segment de 6 500 km reliant Singapour au reste de l’infrastructure permet au câble d’atteindre 15 000 km. Exemple parfait de la diplomatie et des routes de la soie numériques, son tracé suffit pour illustrer les ambitions chinoises en la matière.
Tracé du câble PEACE
Une fois de plus, il faut considérer les RSN comme un outil de politique extérieure de Pékin. Le choix du port de Gwadar comme point de départ de PEACE n’est pas anodin, dans la mesure où ce port pakistanais fait partie intégrante des Routes de la Soie maritimes de la Belt and Road Initiative. De la même manière que pour ces dernières, PEACE permet d’éviter l’Inde, acteur géostratégique que Pékin cherche à exclure autant que possible.
Contrairement aux autres câbles reliés à la RPC, fournis ou construits par des acteurs chinois comme les Sea-Me-We, PEACE est entièrement sous contrôle chinois, ce qui suscite des inquiétudes de la part de son rival américain. En outre, Edward Snowden révélait en 2013 que la NSA avait réussi à introduire un virus informatique dans le réseau informatique d'un groupe de sociétés qui géraient le câble Sea-Me-We 4 (reliant la France, l'Afrique et l'Asie) dont faisait notamment partie le français Orange. Une interrogation méritant d’être relevée a trait au contrôle des données numériques transitant par PEACE. L’appétit chinois pour les métadonnées est connu, qu’il soit assouvi par opérations cyber ou bien suite à un échange commercial. Le «siphonnage» de celles-ci fait partie de la stratégie mise en place par la RPC pour développer ses modèles et systèmes liés à l’intelligence artificielle (IA).
Le cas du Zimbabwe est assez éloquent. Ce pays, bien placé sur les routes de la soie numériques, confie les données de ses citoyens à CloudWalk Technology (entreprise chinoise spécialisée en IA et reconnaissance faciale), qui en retour, équipe et forme les administrations locales à l’usage de ces nouvelles technologies, notamment dans le domaine de la reconnaissance faciale. L’intérêt pour Pékin est d’alimenter sa base de données pour renforcer la puissance de ses systèmes d’IA. Il s’agit dans notre exemple de données biométriques. Là où les systèmes occidentaux de reconnaissance faciale basés sur l’IA rencontrent des difficultés à discerner les individus selon leurs phénotypes, en raison de questions éthiques et politiques, la Chine s’appuie sur son vivier de consommateurs africains pour rendre son IA plus performante, permettant ainsi l’analyse des individus selon des caractéristiques raciales. L’arithmétique est ici assez simple. Plus la Chine entraîne ses algorithmes sur des données nouvelles, qui plus est différentes, plus ses systèmes adossés à l’IA seront performants, et donc attractifs pour de futurs clients. L’enjeu de cette partie des RSN est d’abord technologique, mais il s’inscrit en réalité dans une compétition économique, politique et potentiellement militaire, entre les puissances du globe, qui passe notamment par la maîtrise des technologies liées à la 5G et aux smart cities.
William-Jin Robin
Seconde partie le 12 octobre 2022
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