La Pologne semble demandeuse d’une renaissance de sa relation bilatérale avec la France : la coopération militaro-industrielle franco-polonaise pourrait alors bénéficier de cette ouverture, dans un contexte d’incertitude géopolitique et de réarmement massif. La France devra pour cela identifier les attentes polonaises et bâtir ses propres opportunités.
L’article « L’offensive de charme de Varsovie vers Paris » de Laure Mandeville, paru dans Le Figaro le 21 octobre dernier, évoquait le séminaire franco-polonais qui s’est récemment tenu à l’ambassade de Pologne en France. Le nouvel ambassadeur de Pologne en France, Jan Rosciszewski, a ainsi déclaré que « notre but est de recalibrer la relation avec la France. Ce séminaire est le prélude à un engagement systématique pour mobiliser nos compétences en synergie ».
Les relations franco-polonaises connaissent depuis plusieurs années des difficultés notoires. Malgré l’amitié historique, les deux pays se sont distancés au cours des dernières décennies, notamment en raison de divergences sur les valeurs morales à défendre au sein de l’Union européenne ou concernant la vision stratégique à adopter sur le continent. La rupture a été accentuée par les tensions entre les dirigeants des deux États, qui se sont livrés à plusieurs joutes verbales par médias interposés. Cette opposition politico-morale a alors directement joué sur les questions d’armement, comme l’a confirmé récemment le dirigeant du parti « Droit et justice » (PiS), actuellement au pouvoir en Pologne, Jaroslaw Kaczynski : « Nous sommes prêts à acheter des armes aux autres pays européens mais ils doivent cesser leur guerre contre la Pologne ».
Aujourd’hui, la relation stratégique et de défense franco-polonaise est au point mort, et aucun contrat d’armement majeur n’a été signé entre les deux pays depuis des années. Cependant, le contexte géopolitique dégradé en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et la nouvelle donne politique en Allemagne ont conduit à réfléchir de nouveau à l’avenir des liens entre Paris et Varsovie. L’appel du pied de la Pologne pour la résurgence de notre relation bilatérale relance ainsi les espoirs de coopération en matière de défense, d’industrie militaire et d’armement.
L’état des lieux des principales relations militaro-industrielles de la Pologne
Il y dix ans, le gouvernement polonais adoptait un ambitieux programme de modernisation de ses forces armées avec une dépense évaluée à 30 milliards d’euros sur les dix prochaines années et axée sur deux objectifs. Le premier consistait à préparer le remplacement du matériel militaire datant de l’ère soviétique tel que le char de combat T-72 et PT-91 ou encore le véhicule de combat d'infanterie BWP-1. Le second visait quant à lui à achever la restructuration de l’industrie polonaise d’armement par le biais d’un renforcement des capacités industrielles et technologiques commencées en 1999. Cela impliquait donc un renforcement des industriels polonais dans les programmes d’armements, de la R&T jusqu’à la production. Pour ce faire, le gouvernement polonais a lancé, en février 2014, la création du Groupe polonais d’armement (Polska Grupa Zbrojeniowa, PGZ), un regroupement de dix-sept entreprises contrôlées par l’État et considérées comme étant les plus performantes. Cette opération d’ampleur marque alors la première phase de cette ultime consolidation du secteur. La Pologne consacrait ainsi 2% de son Produit Intérieur Brut (PIB) au budget de la défense avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et souhaite aujourd’hui passer à un objectif de 5%. « La Pologne tire les conclusions du conflit en Ukraine », a alors déclaré le ministre de la Défense Mariusz Blaszczak, poussant ainsi le pays à accélérer les commandes. Un rapide tour d’horizon de l’origine des matériels mis en œuvre au sein de l’armée polonaise permet de faire émerger les principaux partenaires de Varsovie en matière d’armement, et de constater que la France brille par son absence.
Le premier partenaire de défense de la Pologne demeure évidemment les États-Unis, leader incontesté de l’OTAN et principal fournisseur de l’armée polonaise. Dans la catégorie des chars lourds, on remarque la position centrale des matériels américains avec une commande de 250 chars Abrams attendus pour 2023. L’invasion de l’Ukraine a poussé le gouvernement polonais à commander 116 Abrams supplémentaires, cette fois-ci d’occasions, pour répondre à l’urgence du réarmement et au déficit capacitaire causé par le don de 240 chars T-72 aux forces ukrainiennes. Ces chars s’ajouteront aux autres véhicules blindés déjà acquis auprès des États-Unis, tels que les 211 MRAP (sur une commande de 300) ou encore les quelques 150 Humvee actuellement en service. La prégnance américaine se retrouve également dans le domaine aérien : la Pologne ayant commandé 96 hélicoptères Apache (ce qui fera de l’armée polonaise la deuxième plus importante utilisatrice de ce modèle derrière l’US Army), ainsi que 8 hélicoptères Black Hawk pour ses forces spéciales. Concernant l’acquisition d’aéronefs, on note 48 F-16 (en service), 32 F-35 (commandés) ou encore 7 C-130 (en service avec 3 autres en attente de livraison). Enfin, la Pologne a également reçu deux systèmes sol-air Patriot (entrés en service cette année) ainsi que deux frégates de classe Oliver Perry (réceptionnées en 2000 et en 2002). Mais ce n’est pas tout : Lockheed Martin devrait bientôt parvenir à un accord pour plus de 200 systèmes de lance-roquettes HIMARS à destination de la Pologne. Si les entreprises américaines d’armement ont souvent proposé des compensations industrielles (offsets) conséquentes, leur poids sur ce marché s’explique en bonne partie par l’inclinaison politico-stratégique de l’État polonais (surtout venant du parti « Droit et justice », le PiS), qui a toujours considéré que la garantie première de sa défense face au péril russe s’incarnait par la protection offerte par les États-Unis au travers de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Ce faisant, l’Union européenne est surtout envisagée par la Pologne comme une organisation politico-économique, et « l’Europe de la Défense » comme un simple pilier intra-OTAN.
Récemment, un acteur pour le moins inattendu semble s’imposer en tant que second principal partenaire de la Pologne dans le domaine de l’armement : la Corée du Sud. En effet, au mois de juillet dernier, une commande évaluée à plus de 15 milliards de dollars a été passée auprès de la BITD sud-coréenne. Ce gigantesque contrat porte dans un premier temps sur l’acquisition de 980 (voire 1000) chars de combat K2 Black Panther : 180 seront livrés directement par Séoul entre 2022 et 2026 et 800 (ou 820) unités seront réalisées ensuite sur le sol polonais dès 2026. En addition, doivent être livrés quelques 288 lance-roquettes multiples K239 (à partir de 2023) ainsi que 48 obusiers K9 (dès cette année). De plus, 600 autres de ces obusiers seront fabriqués en Pologne à partir de 2026. Enfin, la commande concerne également 48 avions d’entraînement et d’appuis FA-50, dont 12 seront réceptionnés en 2023. Ce partenariat de haut niveau s’explique notamment par le sentiment d’urgence exprimé par le gouvernement polonais afin de se réarmer pour faire face au bellicisme de la Russie. De plus, la Corée du sud présente l’avantage de disposer d’un important stock disponible (en raison d’une préparation constante face au risque présenté par la Corée du Nord) ainsi que d’une industrie d’armement de grande qualité. Or, celle-ci demeure pour le moment encore peu sollicitée par les acheteurs étrangers : cette dernière peut dès lors répondre rapidement à une importante commande telle que celle détaillée ici. Ce contrat témoigne également de la propension de Séoul à formuler d’importantes compensations, en acceptant par exemple des transferts de technologies comme en témoigne la réalisation à venir d’une grande partie de la commande sur le sol polonais ou encore la « polonisation » d’une partie de la chaîne d’approvisionnement des pièces détachées. La relation entre la Pologne et la Corée du Sud pourrait d’ailleurs s’accentuer dans les semaines à venir : une rumeur persistante annonce en effet la conclusion proche d’une nouvelle commande, cette fois-ci pour des blindés légers AS-21 Redback et K808 Tiger ainsi que des batteries de missiles sol-air KM-SAM.
Enfin, et contrairement à la France, plusieurs nations européennes ont réussi à conclure d’importants contrats avec la Pologne. On peut ainsi citer les 249 chars Léopard 2 qui doivent être fournis par l’Allemagne, même si cela a conduit à des frictions entre Berlin et Varsovie en raison de retard de livraison et d’augmentation des coûts de maintenance. Le Royaume-Uni a également réussi à pénétrer le marché, avec la victoire de Babcock au mois d’avril dernier concernant un appel d’offres pour trois frégates. Un contrat portant sur plusieurs batteries antiaériennes Narew produites par MBDA UK est d’ailleurs déjà entré en vigueur. L’Italie de son côté a renforcé son implantation en Pologne avec l’accord conclu cette année pour la livraison de 32 hélicoptères AW149 d’AgustaWestland. Helsinki a également conclu en 2002 un accord avec Varsovie qui a pu produire sous licence plusieurs centaines de blindés légers KTO Rosomak inspirés du Patria AMV finlandais. Enfin, un autre acteur est récemment apparu sur le marché polonais : la Turquie s’est ainsi vu commander 24 drones Bayraktar TB2 par la Pologne, en grande partie grâce au rapport technicité-prix extrêmement compétitif de ces modèles, qui ont démontré leur efficacité au Haut-Karabagh et en Ukraine.
Les rendez-vous ratés franco-polonais
Durant les vingt dernières années, deux grandes opportunités de relancer la relation franco-polonaise dans le domaine de l’armement se sont présentées et ont constitué (comme la plupart des appels d’offres) des cas de guerres économiques réduites. Cependant, elles ont toutes les deux échouées alors qu’une conclusion favorable paraissait envisageable et ont joué sur la détérioration de la relation entre Paris et Varsovie concernant ces questions.
En 2003, la Pologne annonce la signature d’un contrat comprenant l’achat de 48 chasseurs F-16 de Lockheed-Martin auprès des États-Unis, au détriment du Mirage 2000-5 français de Dassault et du Jas-39 Gripen suédois Saab. La raison qui aurait fait pencher Varsovie vers les Américains plutôt que de privilégier l’Union européenne serait l’insuffisance des compensations françaises (de l’ordre de 2,1 milliards d’euros) comparées à celles proposées par les États-Unis, lesquelles avoisinaient les 10 milliards de dollars et comprenaient des investissements en Pologne ainsi qu’un important transfert de technologie. La France avait pourtant appuyé la proposition de Dassault en proposant un prêt avantageux au gouvernement polonais. Ce contrat aura permis de mettre en avant l’importance des retombées économiques dans la stratégie industrialo-militaire polonaise, comme l’a annoncé le ministre de la défense Jerzy Szmajdzinski : « nous avons choisi l’avion qui sera le meilleur, le moins cher et le plus avantageux pour l’économie polonaise ».
Bien que le ministre Szmajdzinski avait insisté sur le fait que la Pologne était aussi proche des États-Unis que de l’Europe, il semble clair que la politique pro-atlantiste de la Pologne depuis son adhésion à l’OTAN en 1999 a joué un rôle central dans la victoire de l’offre américaine. De surcroît, la signature du contrat coïncidait avec l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne : le message envoyé fut alors un camouflet envers « l’Europe de la défense ». La part politique de ce contrat ne faisait alors aucun doute, ce qui a donné lieu à une importante polémique portée par les acteurs français. Le PDG de Dassault de l’époque, Charles Edelstenne, confirma ainsi que, selon lui, « l’élément politique a été l’élément dominant, bien au-delà de la qualité des matériels et de leur prix ». Serge Dassault, qui n’occupait alors aucune fonction au sein du groupe français (mais disposait du statut de président d’honneur) fut le plus virulent envers la décision polonaise qu’il qualifia de « scandaleuse », et considérait que le choix d'un avion européen (français ou suédois) aurait dû constituer une évidence afin de « remercier » les membres de l’Union. Il ajouta ainsi que « ou la Pologne vient en Europe et achète des Mirage 2000, ou bien elle continue à rester en dehors et achète des F-16, mais on ne peut faire les deux » et attaqua violemment le vainqueur en déclarant que les Polonais « verront que les Américains comme d’habitude promettent n’importe quoi ». Cette communication agressive, venant d’un membre historique de Dassault, a probablement pu constituer une des raisons de la distance qu’a pris la Pologne envers l’industrie de défense française.
En 2012 puis 2014, la Pologne lance les programmes « Perkoz » et « Kruk » destinés à acquérir 70 hélicoptères multi-rôles et 40 hélicoptères d’attaque. Ces deux contrats sont alors estimés entre 3 et 4 milliards d’euros chacun. Comme le détaille Thomas Kadelis dans une analyse publiée sur Infoguerre en 2017, cet appel d’offres va alors donner lieu à une confrontation économique et informationnelle d’ampleur. En effet, la proposition portée par Airbus et soutenue par la France concernant des hélicoptères multi-rôles Caracal remporte le contrat grâce à une combinaison efficace comprenant des avantages économiques, par la proposition de compensations industrielles généreuses (avec la construction d’usines sur le sol polonais et la création de plus de 3000 emplois), ainsi qu’un atout politique, c’est à dire le positionnement pro-européen du parti alors au pouvoir en Pologne en 2015, « Plateforme Civique » de Donald Tusk. Cette première phase du dossier fait alors face aux critiques véhémentes du parti d’opposition, le PiS, ouvertement pro-américain.
L’arrivée au pouvoir du PiS d’Andrzej Duda en août 2015 change alors la position de la Pologne : les négociations sont rompues en 2016 et un plan d’achat sans concertation pour acquérir des Black Hawk de Lockheed-Martin est annoncé par le nouveau ministre de la défense Antoni Macierewicz. Ce dernier avait œuvré à torpiller les discussions pour le Caracal en cherchant à imposer des conditions irréalisables. La France et Airbus vont alors crier au scandale et menacer d’un recours en justice pour dédommagements. Or, dans le même temps, le parquet polonais lance une enquête pour possibles actes de malversions et de corruptions contre Airbus. Le PDG du groupe, Tom Enders, s’offusqua alors en déclarant que « Nous n'avons jamais été traités comme ça par un gouvernement client comme nous l'avons été par ce gouvernement » et qu’il avait « l'impression d'avoir été mené en bateau pendant des mois par l'actuel gouvernement polonais ».
Un « pugilat diplomatique » entre Paris et Varsovie s’ouvre alors, avec l’annulation de deux visites prévues par le président François Hollande et le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian en Pologne. Ce dernier rappela à son homologue polonais que la « coopération n’était pas à sens unique », ce qui faisait probablement référence à l’envoi de Rafale et de Leclerc à l’Est dans le cadre des évènements d’Ukraine de 2014. Une source diplomatique française résume la situation en déclarant que « La Pologne empoche les aides européennes, mais achète presque exclusivement du matériel militaire américain ; c'est une logique de passager clandestin ». De surcroît, la mise hors course du groupe aéronautique européen est confirmée par le résultat du second appel d’offres concernant les hélicoptères d’attaque, dont le Tigre est écarté au profit des Apache de Boeing (au nombre de 32, rehaussé à 96 après le début de la guerre en Ukraine).
Le fiasco du contrat Caracal demeure l’illustration parfaite des nombreux obstacles concernant l’accès au marché de l’armement polonais : même en avançant des propositions séduisantes financièrement avec des coûts et des compensations intéressantes, les offres françaises (et européennes) dépendent en grande partie des inclinaisons politiques du pouvoir en place, ainsi que des manoeuvres menées en coulisse par des compétiteurs tels que les États-Unis qui rechignent à lâcher leur mainmise sur ce marché stratégique. On peut ainsi relever le rôle joué par le binational américano-polonais Waclaw Berczynski, un fonctionnaire proche du ministre de la défense Macierewicz et ancien employé de Boeing, qui s’était vanté d’avoir « tué les Caracals ».
Léo Godard et Maximilien de Frescheville pour le club Défense de l'AEGE
La suite de l'analyse sera publiée le 8 décembre 2022. Elle dressera un tour d'horizon des différents programmes d'armement, qui auraient l'envergure sufffisante pour relancer la coopération militaro-industrielle entre la France et la Pologne.
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