L’Europe de l’Est, terrain des luttes d’influence énergétiques entre la Russie et les Etats-Unis (Partie 1/3)

Loin des projecteurs médiatiques, les derniers mois ont vu une recomposition inédite des équilibres énergétiques fondamentaux en Europe de l’Est, sur fond de luttes d’influences directes et indirectes entre les Etats-Unis et la Russie, symbolisées par les sanctions prises à l’encontre du projet de pipeline Nord Stream 2.

Le 20 décembre 2019, le Président Donald Trump promulguait une loi de financement de la Défense américaine votée par le Congrès, incluant des sanctions (saisie des avoirs locaux et des visas des dirigeants) pour les sociétés impliquées dans la construction du gazoduc Nord Stream 2, destiné à alimenter l’Allemagne depuis la Russie. Le lendemain, le groupe suisse Allseas, spécialisé dans l’installation de pipelines sous-marins et partie prenante de ce projet, indiquait suspendre ses opérations, manifestant de ce fait l’efficacité des dispositions extraterritoriales américaines sur des cibles technologiques critiques très spécifiques. Sept mois plus tard, devant l’aboutissement du chantier, de nouvelles sanctions pourraient être adoptées, incluant les exploitants du pipeline (Gazprom en l’occurrence) et l’ensemble de ses partenaires institutionnels, logistiques et financiers (notamment le port allemand de Sassnitz, détenu par la ville et le Land, hébergeant les canalisations du gazoduc).

Une offensive américaine multiforme

Cet incident reflète les multiples initiatives des Etats-Unis pour limiter l’influence traditionnelle de Moscou sur son ‘’étranger proche’’ et le transformer en nouveau débouché pour leurs exportations de gaz de schiste sous forme de GNL, surabondant outre-Atlantique. On observe ainsi plusieurs mouvements dans ce sens ces derniers mois, qui voient les Américains exploiter à leur avantage les conflits entre la Russie et ses anciennes marches soviétiques inféodées ou satellisées comme la Pologne, dont les relations historiquement dégradées avec son voisin slave (partage du territoire polonais en 1795, résistance à l’occupation soviétique) expliquent autant son hostilité à l’influence russe que son attitude favorable vis-à-vis des Etats-Unis et de l’OTAN.

Au préalable, on peut relever le caractère très ciblé des sanctions imposées à l’encontre d’Allseas, société disposant de technologies critiques et décisives pour la performance du projet Nord Stream 2 ; caractère qui manifeste ainsi l’utilisation de la technologie en tant qu’outil de puissance incontournable pour faire avancer ses ambitions, dominer un marché ou contrecarrer un concurrent.

En premier lieu, cette offensive américaine apparaît dans l’Initiative des Trois Mers. Réunissant 12 pays centre-orientaux voisins ou riverains de la Baltique (Pologne et pays baltes), l’Adriatique (Slovénie et Croatie) et la mer Noire (Roumanie et Bulgarie), autrefois sous dépendance de l’URSS, à l’exception de l’Autriche, et conduite par la Pologne, cette initiative créée en 2016 a reçu le soutien de Donald Trump en juillet 2017 lors du sommet de Varsovie. Elle ambitionne notamment de créer un corridor énergétique régional Nord-Sud reliant le futur terminal GNL de Krk en Croatie et celui de Swinoujscie en Pologne, déjà en service et qui fait office de point d’entrée des exportations qataries, norvégiennes et d’outre-Atlantique en Europe. Cette infrastructure permettrait donc de réduire la dépendance des pays desservis aux importations venant de Russie, de diversifier leurs sources d’approvisionnement et donc de sécuriser ce dernier. Intéressés par le projet en tant que fournisseurs de GNL, les Etats-Unis se sont engagés à fournir une aide d’un milliard de dollars lors de la conférence de Munich en février 2020, ajoutant l’appui financier aux prises de position publiques.

L’Initiative des Trois Mers (crédits : Areion 24 news)

Semblable à leur intervention dans l’Initiative des Trois Mers, l’action américaine en Biélorussie, pays de transit gazier immédiatement voisin de la Russie, jadis partie intégrante de l’URSS et dont l’ancienne appellation de Russie Blanche indique la proximité avec son voisin oriental, encourage de la même manière la diversification des approvisionnements au détriment de Moscou. Bien qu’entretenant des relations privilégiées depuis 1997, les deux Etats sont en froid régulier sur les enjeux gaziers, le dernier contentieux portant sur l’expiration du contrat d’approvisionnement à tarif préférentiel du Belarus, dépendant à 97% de la Russie en hydrocarbures (9,33 milliards de dollars d’importations de produits minéraux sur un total de 9,53 milliards en 2017). Faute d’accord sur son renouvellement, les livraisons ont été interrompues quelques jours avant de reprendre à prix coûtant, incitant Minsk à élargir ses sources de ravitaillement depuis la Norvège et l’Ukraine et de ce fait, rétrécir un débouché d’exportation pour la Russie vers l’Europe. Il n’en fallait pas plus aux Etats-Unis pour proposer à la Biélorussie de lui fournir l’intégralité de ses besoins en pétrole via le terminal GNL lituanien.



Dans la même optique, on remarque également l’opposition très active et systématique de la Pologne vis-à-vis du gazoduc Nord Stream 2. Celle-ci s’est concrétisée d’une part dans les amendes infligées à plusieurs de ses acteurs, notamment 40 millions d’euros à l’encontre d’Engie, membre du consortium finançant le projet (avec Shell, OMV, Uniper et Wintershall), pour refus de communication d’informations sur son financement à l’autorité de concurrence polonaise, et 48 millions d’euros pour Gazprom au même motif. D’autre part, cet Etat avait déjà porté plainte et obtenu gain de cause auprès de l’Union Européenne contre Gazprom en restreignant son accès au gazoduc allemand Opal, arguant de sa sécurité énergétique. Parallèlement, dans la perspective d’une réduction de sa dépendance gazière à la Russie et d’une diversification de ses approvisionnements, il ne compte pas renouveler le contrat Yamal engageant les deux Etats jusqu’en 2022, préférant construire d’ici cette échéance un nouveau pipeline dit Baltic Pipe vers la Norvège via le Danemark, d’une capacité de 10 milliards de m3 sur les 17 milliards annuellement consommés. Avec sa participation à l’Initiative des Trois Mers, on peut donc ici reconnaître une stratégie cohérente de la Pologne orientée vers une politique de souveraineté énergétique la plus complète possible. Dans cette politique, Varsovie est d’ailleurs rejoint par la Lettonie, qui vient de racheter à Gazprom l’intégralité de sa participation dans Conexus Baltic Grid, le gestionnaire local d’infrastructures de transport et de stockage du gaz naturel, devenant ainsi son actionnaire majoritaire.

Initiatives européennes alternatives au gaz russe (crédits : Gefira)

Enfin, le Danemark a longtemps entravé la construction de Nord Stream 2 en retardant la délivrance du permis de construire sur sa zone de passage, arguant de la montée en puissance de la Russie en Baltique (déploiement de missiles dans l’enclave de Kaliningrad) et des tensions engendrées en Europe (conflit ukrainien). La nécessité de s’appuyer sur l’Allemagne dans l’UE après le départ de son allié britannique et la menace d’un contournement de ses eaux territoriales, qui le priverait de redevances et d’un nouveau moyen de pression dans le jeu de puissances régional, ont finalement eu raison en octobre 2019 d’une résistance qui de fait, faisait converger les intérêts danois et américains. On ne peut pas non plus exclure que la proposition de Trump d’achat du Groenland a rafraîchi les relations avec son partenaire scandinave.

Louis-Marie Heuzé

Suite le mercredi 16 septembre 2020

Partie 2 : La stratégie russe, entre rééquilibrage ukrainien et diversification des routes d’approvisionnement

Partie 3 : Quelle place pour l’Union Européenne dans ces reconfigurations ?