La Pologne semble demandeuse d’une renaissance de sa relation bilatérale avec la France : la coopération militaro-industrielle franco-polonaise pourrait alors bénéficier de cette ouverture, dans un contexte d’incertitude géopolitique et de réarmement massif. La France devra pour cela identifier les potentielles opportunités de reconstruction de la relation bilatérale en matière d’armement.
La première partie de cette analyse décrypte les raisons pour lesquelles la France a tant de mal à comprendre la logique militaro-industrielle polonaise, au point de perdre la majeures parties des appels d'offre. Contrat après contrat, la France peine à tirer des conclusions de ces échecs…
Malgré la signature d’un partenariat stratégique en 2008 et renouvelé en 2013 et en 2020, la relation de défense franco-polonaise concernant des coopérations militaires et industrielles communes ou la conclusion de contrats majeurs d’armement est quasi nulle. Le partenariat définissait principalement une relation de défense centrée sur la coopération au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, l’intensification des échanges et des concertations entre les états-majors et les structures de formation et d’enseignement, l’amélioration de l’interopérabilité entre les deux armées, le développement d’une culture stratégique commune ou encore le renforcement de la préparation opérationnelle en vue de la conduite d’opérations sur des théâtres communs. Le document évoquait également le renforcement de la coopération en matière de cybersécurité et l’encouragement des « partenariats industriels bilatéraux » notamment en matière de R&D.
Force est de constater qu’aujourd’hui, peu de projets concrets appuient ces volontés. Cependant, une nouvelle coopération franco-polonaise a été lancée dans un secteur non évoqué au sein du partenariat annoncé en juillet 2021 : Paris et Varsovie ont en effet signé une déclaration d’intention « officialisant leur relation bilatérale » dans le domaine spatial. Peu de détails ont fuité concernant le contenu de cette coopération, mais celle-ci pourrait contenir l’accès de la Pologne aux capacités françaises d’observation terrestre, « lesquelles reposent actuellement sur les satellites CSO-1 et CSO-2 ainsi que sur les engins Pléiades 1A et Pléiades 1B ».
Quels programmes d’armement pourraient alors relancer la relation de défense franco-polonaise ? Varsovie souhaitant rééquilibrer sa relation avec Berlin grâce à l’aide de Paris (qui bénéficierait également de ce rééquilibrage), la participation de la Pologne au sein du programme franco-allemand de char de combat MGCS (Main Ground Combat System, ou « Système Principal de Combat Terrestre ») pourrait s’avérer pertinent. Au sein du programme, Nexter se retrouve seul face à KMW et Rheinmetall : l’inclusion d’autres partenaires polonais (au sein de la participation industrielle ou du financement) limiteraient alors la domination de la partie allemande sur ce projet. Cependant, des rumeurs datant du début de l’année 2020 avançaient que la France et l’Allemagne excluaient l’idée d’une participation polonaise au projet. L’acquisition de 394 M1 Abrams et de 1000 K2 auprès des États-Unis et de la Corée du Sud par la Pologne porte assurément un coup à cette option. Or, la porte ne semble pas totalement fermée : en effet, le MGCS ne sera pas opérationnel avant plusieurs années, et pourrait potentiellement intégrer le tuilage du renouvellement des chars lourds polonais durant la prochaine décennie. La Pologne (ainsi que le Royaume-Uni, l’Italie et la Norvège) serait ainsi prête à rejoindre le programme dès 2023, quand la phase d’étude et de définition de l’architecture sera conclue.
Un des rares axes majeurs de coopération encore ouvert concerne l’appel d’offres du gouvernement polonais pour l’acquisition de nouveaux sous-marins avec le programme Orka. En 2018, le magazine Challenges déclarait alors que la France et l’Allemagne « se livraient une guerre impitoyable pour remporter la compétition polonaise pour trois à quatre sous-marins ». Naval Group redoublait alors d’efforts pour remporter le contrat, en proposant des sous-marins conventionnels de type Scorpène, qui ont connu un beau succès à l’export ces dernières années (en Inde, au Brésil, au Chili ou encore en Malaisie). Afin de remporter la joute économique, Naval Group aurait proposé d’intégrer des missiles de croisière navale (MdCN) à son offre, ce qui donnait à la Marine polonaise un atout tactique et stratégique considérable. Le ministre de la défense polonais de l’époque était alors prêt à accorder le contrat au groupe français, mais cela ne fut pas concrétisé avant son départ. En réaction, le constructeur allemand TKMS a entrepris une riposte informationnelle dérivant en infox, en annonçant être également prêt à installer des MdCN sur les sous-marins proposés, alors même que Paris opposait son veto à une telle dotation. Les deux camps ont alors intensifié leurs critiques de l’offre adverse, Naval Group avançant le manque de disponibilité et de furtivité de submersibles allemands, pendant que TKMS insistait sur l’inutile sophistication du produit français tout en critiquant son système anaérobie. Florence Parly avait alors déclaré qu’elle « ne lâcherait pas l’affaire tant qu’elle n’aura pas été conclue », en mettant en avant l’intérêt poussé des autorités polonaises pour le MdCN.
Depuis, l’appel d’offres à connu plusieurs rebondissements : la Pologne aurait choisi de se doter de deux sous-marins d’occasion de classe Södermanland auprès de la Suède comme solution intérimaire avant l’acquisition des futurs sous-marins. Ce choix renforce alors le crédit de l’offre suédoise, troisième candidate aux côtés de la France et de l’Allemagne. Pour l’emporter, Naval Group et le gouvernement français devront probablement étoffer leur offre : il se dit alors que les parties françaises et suédoises promettent d’améliorer leurs relations avec les industries locales de défense et de construction navale. Assurément, Naval Group peut mettre en avant son passif concernant l’exportation du Scorpène, un modèle taillé pour la coopération en matière industrielle et dont tous les exemplaires ont été construits par les chantiers des pays acquéreurs. En 2017, DCNS (ancien nom de Naval Group) était déjà parvenu à signer un partenariat avec la société publique d’armement polonaise PGZ, censé faciliter de potentielles coopérations futures en matière de construction navale. Le contrat sous-marin demeure donc l’un des seuls axes majeurs de coopération encore ouvert entre la France et la Pologne. Il paraît alors intéressant de faire un parallèle avec la récente relance de la relation stratégique franco-roumaine : dans le contexte d’une pression accrue de la Russie sur l’Europe de l’Est, Paris a réassuré sa relation de défense avec Bucarest par le déploiement de la mission AIGLE sur le sol roumain. Ce rapprochement a notamment conduit à la signature d’un partenariat stratégique et d’une lettre d’intention : la Roumanie aurait ainsi l’intention de se doter d’un (ou plusieurs) sous-marin Scorpène construit par Naval Group.
Les autres opportunités potentielles dans le domaine naval demeurent floues. Si les trois patrouilleurs lance-missiles de classe Orkan approchent la trentaine d’années de service, leur modernisation a été confirmée cet été afin que ceux-ci restent en service jusqu’à l’arrivée des frégates de classe Miecznik de Babcock qui seront construites en Pologne. Concernant ces dernières, c’est néanmoins la branche britannique de l’entreprise française Thales qui a été sélectionnée pour les équiper de son système de combat intégré TACTICOS. De surcroît, Varsovie dispose de chantiers navals de haut niveau capables de porter d’importants programmes, en témoigne la récente corvette « Slazak » lancée en 2015, un modèle dérivé des MEKO allemandes et construite par la Pologne. La hausse massive des investissements de défense polonais pourrait conduire au lancement de nouveaux programmes majeurs, mais il ne semble pas que les produits phares de Naval Group à l’export tels que les corvettes Gowind et les Frégates de Défense et d’Intervention (FDI) correspondent aux besoins polonais. Varsovie a en effet montré que sa BITD disposait des compétences pour réaliser des navires de niveau « corvette », et dans le même temps, les frégates Miecznik s’inscrivent dans un échelon relativement proche de celui des FDI. La coopération industrielle franco-polonaise dans le domaine naval s’avère donc quasiment inexistante. On peut cependant noter que Naval Group a décidé en 2021 de sous-traiter la construction de la coque de sept des douze futurs navires chasseurs de mines belgo-néerlandais aux chantiers de Crist situés à Gansk en Pologne afin de soutenir sa compétitivité à l’export, un choix qui avait d’ailleurs été critiqué par les syndicats d’ouvriers.
Le vieillissement des matériels terrestres et le plan d’investissement massif du gouvernement polonais pourraient également conduire à l’ouverture de nouvelles opportunités pour les blindés légers et les véhicules de combat d’infanterie français. En effet, la Pologne est toujours dotée de plus de 1000 BWP-1, des véhicules de combat infanterie hérités de l’époque soviétique et dont quelques dizaines ont été transférés à l’Ukraine. Dans ce domaine, la modernisation consiste surtout au développement du blindé de combat d’infanterie et de transport de troupes KTO-Rosomak (une variante du Patria AMV finlandais) qui équipera l’armée de terre avec environ 900 unités de différentes versions à l’horizon 2023. Or, la montée en puissance du programme français SCORPION conduit au développement de trois types de blindés légers que sont le Serval, le Griffon et le Jaguar, dont les livraisons ont récemment commencé pour les armées franco-belges. Le moment semble donc opportun pour une offensive commerciale de Paris envers Varsovie : la France peut en effet proposer des blindés modernes et développés en différentes variantes qui permettent de s’adapter aux besoins du client. Ces modèles n’ayant pas encore trouvé preneur à l’export à l'exception de la Belgique, cela présente l’avantage de pouvoir répondre de façon plus rapide à un potentiel besoin urgent exprimé par les forces polonaises, qui se sont pour l’instant concentrées sur une massification de leur dotation en chars lourds. Là encore, la question de la participation de l’industrie polonaise et du transfert de technologie s’avérerait probablement centrale pour décrocher un contrat (en témoigne notamment la production sous licence des KTO-Rosomak). Mais il semblerait que cette légère ouverture soit en train de se refermer : comme indiqué précédemment, Varsovie devrait en effet accentuer son rapprochement avec la Corée du Sud par la signature d’un important contrat pour des blindés légers AS-21 Redback afin de succéder aux antédiluviens BWP-1. Ceux-ci devraient alors être associés aux futurs Borsut, des blindés légers de conception polonaise actuellement développés par PGZ.
Concernant l’artillerie tractée, le constat d’une saturation des chaînes de production françaises du canon CAESAR permet de faire un parallèle avec l’acquisition des obusiers automoteur K9 sud-coréens, dont 212 exemplaires seront livrés à la Pologne avant 2026 et 460 autres seront construits en Pologne. Les succès du canon français à l’export rendent en effet difficile la conclusion d’une importante commande en raison de la pression actuelle qui pèse sur son fabricant. Le ministre français de la défense a d’ailleurs déjà demandé à Nexter d’accélérer sa production pour compenser les prélèvements sur le parc français à destination des forces ukrainiennes.
Enfin, qu’en est-il d’un des fleurons de l’export français, le Rafale ? Là encore, cette option ne semble pas envisageable. Le cœur de l’armée de l’air polonaise se constitue actuellement de 48 F-16, et les deux commandes récentes pour des F-35 américains et des FA-50 coréens donnent le ton pour la future colonne vertébrale de cette force aérienne et officialisent la succession des MiG-29 et des Su-22 soviétiques. Cependant, la Grèce demeure un bon exemple du choix d’un panachage mêlant des avions Rafale aux F-16, F4 et bientôt aux F-35, même s’il s’avérait plus facile pour Dassault de poursuivre une relation avec la Grèce déjà entamée auparavant par le biais des Mirage F1, Mirage 2000 et Mirage 2000-5 acquis par Athènes respectivement en 1974, 1985 et 2000. La question pourrait également se poser concernant un potentiel intérêt pour des avions de transport et de ravitaillement A330 MRTT. En effet, la Pologne a décidé en 2016 de ne pas intégrer la MMF, (Multinational MRTT Fleet) qui consiste en la gestion commune d’une flotte de ces avions (aujourd’hui commandés au nombre de 9) entre plusieurs membres de l’OTAN, alors qu’elle avait précédemment manifesté un intérêt pour ce projet. On peut alors supposer que la porte reste ouverte pour une acquisition directe. Cependant, ce type d’aéronefs vise essentiellement à doter le pays détenteur d’une capacité accrue de projection : or, ce besoin ne semble pas être une priorité pour les forces polonaises, qui envisagent principalement la défense de leurs frontières en cas d’invasion russe.
Léo Godard et Maximilien de Frescheville pour le club défense de l'AEGE
La dernière partie de l'analyse sera publiée le 9 décembre 2022. La situation serait-elle enfin favorable à la renaissance de l’amitié historico-culturelle, et vers une clarification du positionnement stratégique et du rééquilibrage politique face à l’Allemagne : mais auparavant quels seraient les préalables nécessaires ?
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