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Comment relancer la relation de défense franco-polonaise dans le domaine de l’armement ? [Partie 3/3]

La Pologne semble demandeuse d’une renaissance de sa relation bilatérale avec la France : la coopération militaro-industrielle franco-polonaise pourrait alors bénéficier de cette ouverture, dans un contexte d’incertitude géopolitique et de réarmement massif. La situation serait-elle enfin favorable à la renaissance de l’amitié historico-culturelle, et vers une clarification du positionnement stratégique et du rééquilibrage politique face à l’Allemagne : mais auparavant quels seraient les préalables nécessaires ?

La deuxième partie de cette analyse décrypte les différents programmes d'armement, qui auraient la carure sufffisante pour donner une nouveau impulsion à la coopération militaro-industrielle entre la France et la Pologne. Qu'ils soient érigés sous l'égide de l'Union européenne ou de manière bilatérale, ces programmes sont de nature à constituer la clef de voûte d'une subtile alliance.

 

Les relations bilatérales franco-polonaises sont aujourd’hui au point mort en raison de nombreux épisodes de tensions ces dernières années entre les dirigeants des deux pays. Pour envisager la reconstruction d’une bonne entente militaro-industrielle et de défense, il semble que d’autres voies doivent être préalablement étudiées. 

Il est frappant de constater le fossé qui s’est établi entre Paris et Varsovie lorsque l’on constate la puissante amitié que les deux nations ont souvent entretenu à travers les époques. De nombreux épisodes historiques témoignent de la proche relation qu’entretenaient nos deux nations, et cette histoire commune pourrait justement constituer un atout considérable pour la résurrection de la relation de défense franco-polonaise. Une politique d’influence se doit en effet d’appuyer le développement de l’affect entre les peuples et les dirigeants français et polonais, une stratégie nécessaire afin de nouer une relation de long terme. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir l’amitié historico-culturelle adossée à la relance d’une relation stratégique : un des exemples récents à cet égard concerne justement la France, qui a réussi à lancer dès 2020 une ambitieuse coopération avec la Grèce qui comprend notamment la conclusion d’un partenariat stratégique de haut niveau et la signature d’importants contrats d’armement. La France a ainsi participé de façon ostentatoire aux célébrations du bicentenaire de l’indépendance grecque en mars 2021, avec la participation de la frégate Languedoc et de quatre Rafale au défilé organisé à Athènes. La ministre des Armées Florence Parly s’est également rendue sur place pour prononcer un discours insistant sur cette amitié, et rappelant la participation de la France à la guerre d’indépendance de la Grèce. Paris avait également décidé de prêter à Athènes une tapisserie du XVIIIe siècle de la manufacture des Gobelins représentant la célèbre fresque « l'École d'Athènes » de Raphaël, dont la jumelle trône au sein de l’Assemblée nationale française. Ainsi, ces symboles puisant dans l’histoire commune comportent souvent une puissance cognitive inavouée, et peut jouer grandement sur l’appréciation de l’État partenaire à notre encontre. Afin d’appuyer cet axe, la France doit ainsi chercher à l’adosser à son action politique envers la Pologne. Par exemple, la tenue d’un sommet franco-polonais à Nancy, l’ancienne capital du duché lorrain de Stanislas Leszczynski, pourrait constituer un point de départ symbolique à une renaissance de nos relations. Il est à noter que Nancy a accueilli en 1999 et en 2005 des rencontres du Triangle de Weimar, un forum informel entre la Pologne, la France et l’Allemagne : un sommet entre les deux premiers, mais sans le troisième, enverrait en outre un message lourd de sens à Berlin.  

 

Cependant, l’amitié franco-polonaise s’est construite parallèlement à un intérêt stratégique entre les deux nations. Comme l’explique le géoconomiste spécialisé sur les relations franco-polonaises Daniel Foubert, la « tradition géostratégique française en Europe centrale » s’appuyait essentiellement sur la Pologne, afin de lutter contre les intérêts austro-prussiens. L’auteur prend d’ailleurs à contrepied la vision couramment défendue d’une nécessaire alliance franco-russe afin d’exercer une tenaille sur l’Allemagne en expliquant qu’il y a « les alliés de circonstance, comme la Russie, dont les alliances avec la France ont toujours été fragiles voire contraintes, et il y a les alliés naturels, qui comme la Pologne perdurent en dépit des désastres, à l’image des constantes de la géographie ». Selon cette analyse, le véritable allié naturel géographique de la France serait en fait la Pologne : Daniel Foubert rappelle alors que le général De Gaulle considérait justement l’Allemagne et la Russie comme des alliés naturels cherchant à contrôler le « hearthland » européen, ce qui justifiait alors la nécessité du partenariat franco-polonais. Or, si la France a respecté ses engagements et a déclaré la guerre à l’Allemagne en 1939 au moment où l’armée de cette dernière envahissait le sol polonais, la retenue dont a fait preuve le commandement français qui a choisi de consolider ses défenses autour du Rhin a contribué à entacher notre relation bilatérale auprès du peuple polonais. 

Il paraît en effet impossible d’analyser les échecs militaro-industriels entre la France et la Pologne en se concentrant seulement sur l’aspect de la conflictualité économique entre groupes industriels pour l’obtention des contrats d’armement : le positionnement stratégique, officiel et annoncé d’un État, constitue le second pilier nécessaire à la réussite française face à ses compétiteurs dans ce domaine.

 

Il est évident qu’à la vue de la guerre russo-ukrainienne, les craintes de la Pologne envers la Russie ont été renforcées. Or, cette crainte est depuis longtemps structurante concernant la politique étrangère polonaise, qui axe sa « survie nationale » sur le bouclier qu’offrent les États-Unis à travers l’OTAN. Le positionnement d’indépendance géopolitique que la France a souhaité mettre en avant ces dernières années l’a souvent conduit à se placer « au-dessus de la mêlée atlantique » en maintenant un dialogue direct avec la Russie, voire en appelant au renforcement de la relation bilatérale franco-russe. En 2019, le propos du président Emmanuel Macron concernant la supposée « mort cérébrale de l’OTAN » avait de plus provoqué un tollé au sein de la classe politique polonaise. Assurément, cette orientation stratégique est en bonne partie responsable de la détérioration de la vision qu’avait la Pologne de la France. Si la France souhaite redevenir un partenaire majeur pour les pays d’Europe de l’Est, et en particulier, pour la Pologne, elle se voit dans l’obligation de durcir sa position envers la Russie et son soutien militaire à l’Ukraine ou à tout autre pays qui se sentirait menacé par le bellicisme de Moscou. Cette vision est confirmée par Mateusz Morawiecki, le Premier ministre polonais, qui a déclaré qu’il était « naturel que les voisins de la Russie, les pays du flanc « Est » de l’Otan, aient une perception plus aiguë des enjeux régionaux et du fonctionnement du pouvoir russe que des États comme la France qui sont plus éloignés et qui ont des liens traditionnels, pour ne pas dire une certaine inclination naturelle envers Moscou »

Indéniablement, les missions de police du ciel menées par des Rafale et des A330 MRTT français au sein de l’espace aérien polonais ne suffisent pas à affirmer le soutien de la France à la sécurité de la Pologne. En Roumanie, si l’on prend l’exemple du déploiement de la mission française AIGLE à Cincu avec l’envoi de 1000 hommes et plusieurs dizaines de véhicules blindés dont des chars Leclerc, celui-ci a été l’un des éléments saillants qui a renforcé la crédibilité française auprès de la population et du gouvernement roumains, avec pour conséquence la signature d’une lettre d’intention pour l’acquisition d’un sous-marin Scorpène. Un tel signal envers la Pologne pourrait alors s’avérer nécessaire. En effet, lorsqu’un missile s’est écrasé à Przewodow et a causé la mort de deux citoyens polonais (missile qui s’est finalement avéré être un débris d’un missile de défense anti-aérien ukrainien), le chercheur et analyste de l’IISS Yohann Michel a déclaré que cela constituait « le bon moment pour proposer un déploiement français en Pologne », car, selon lui, « un Rafale ce n’est pas permanent ». Même si l’incident ne concerne pas une frappe russe, un déploiement français en Pologne demeure une hypothèse pertinente qui poserait les bases de la reconstruction de la relation bilatérale, afin d’ouvrir ensuite des discussions plus profondes concernant la relation militaro-industrielle. Ainsi, la France tarde en effet à démontrer son soutien, alors que l’Allemagne a déjà proposé le déploiement d’un système de missiles sol-air Patriot sur le sol polonais. 

 

Enfin, la Pologne semble demandeuse d’un rapprochement avec la France en partie depuis le nouveau cap décidé par l’Allemagne en matière de politique, en particulier concernant la défense, mais également en raison de ses orientations énergétiques. Laure Mandeville rappelle à cet égard que les Polonais sont très critiques envers les choix allemands qui ont « creusé la dépendance de l’Europe vis-à-vis de Poutine » et que, dans le même temps, les Français « sont agacés par le déséquilibre croissant qui s’affirme avec Berlin, et par ses choix énergétiques et l’abandon du nucléaire ». Cette convergence de vues et d’intérêts laisse entrevoir un possible rapprochement voire une coopération politique. Le Triangle de Weimar, constitue justement un outil disponible qui pourrait permettre à la France et à la Pologne de se concerter pour affirmer leurs positions communes face aux intérêts allemands. En 2012, Michel Cabirol rappelait cependant que le Triangle de Weimar était plus « isocèle qu’équilatéral », en référence à la préférence donnée à l’Allemagne par la Pologne au détriment de la France sur les questions d’armement. Mais aujourd’hui, ce forum pourrait à l’inverse servir d’instrument politique pour pousser la Pologne à intégrer certains programmes de défense franco-allemands, tels que le MGCS. De façon plus générale, la concertation entre Paris et Varsovie face à Berlin et la défense de leurs intérêts communs au niveau trilatérale ou au niveau continentale, principalement au sein des instances de l’Union européenne, constituerait un « accord de violons » préalable à la refondation de la relation militaro-industrielle.  

 

Il est donc certain que de nombreux obstacles se dressent encore face à une résurgence de la relation franco-polonaise dans le domaine de l’armement, mais des opportunités existent, voire émergent. Actuellement, le prospect du programme « Orka » qui concerne l’acquisition de nouveaux sous-marins par la Pologne et auquel Naval Group participe en proposant le modèle Scorpène, constitue probablement la meilleure chance de poser des bases solides à la reconstruction de cette relation. Pour cela, la France doit donc s’inspirer des réussites de ses compétiteurs sur le marché de l’armement polonais et tirer les leçons de ses échecs passés. Concernant les offres, la Pologne a démontré que si elle prêtait une grande attention aux qualités économiques (en termes de coûts ainsi que de compensations proposées) mais également tactiques (comme en témoigne par exemple son intérêt affirmé pour le MdCN) associés aujourd’hui aux impératifs d’urgence (ce qui suppose une industrie disponible et réactive face aux besoins polonais), l'aspect politico-stratégique influera fortement sur la décision finale. Pour cela, la France se doit de mettre en place une stratégie complète en amont et en aval, associant le discours politique (en l’occurrence, un soutien accru à l’Europe de l’Est et des garanties de défense affirmées face à la menace russe) à l'action concrète (comme un envoi de troupes sur le sol des pays partenaires). Enfin, elle pourrait puiser dans d’autres ressorts, tels que l’amitié historique franco-polonaise ou encore la coopération face au jeu soliste de l’Allemagne. En revanche, le nucléaire civil ne constitue pas une option : la Pologne vient en effet d’annoncer qu’elle avait choisi de s’associer aux États-Unis et à la Corée du Sud pour son futur programme nucléaire, au détriment de la France qui était représentée par EDF. 

De surcroît, le positionnement politique des gouvernements polonais successifs s’avère être l’un des facteurs les plus décisifs concernant les contrats en matière d’armement. Ainsi, si le parti libéral-europhile « Plateforme civique » (PO) a eu tendance à favoriser les accords tournés vers d’autres partenaires européens, le parti national-conservateur « Droit et justice » (PiS) a toujours défendu le renforcement de la relation privilégiée que la Pologne avait développée avec Washington. Il peut donc s'avérer étonnant que l’appel du pied formulé aujourd’hui par la Pologne pour une relance de la relation avec la France ait lieu alors que le PiS est au pouvoir, avec des leaders ayant à plusieurs reprises livré des joutes verbales par médias interposés avec le président français. Assurément, le contexte géopolitique (concernant l’Allemagne et la Russie) a joué un rôle important dans cette inflexion. À cela s’est ajoutée la méfiance du gouvernement du PiS envers le président américain Joe Biden, qui avait qualifié le « régime polonais » de totalitaire. Si le président Andrzej Duda (PiS) a été réélu en 2020 pour 5 ans et dispose aujourd’hui d’un gouvernement issu de son camp, les élections législatives qui auront lieu l’année prochaine pourraient conduire l’opposition europhile à reprendre le contrôle du Parlement et ainsi imposer une cohabitation. Un tel résultat pourrait alors être perçu comme un signal favorable par la présidence française, aujourd’hui plus en phase politiquement avec l’opposition.  

 

Léo Godard et Maximilien de Frescheville pour le club Défense de l’AEGE 

 

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