Les Twitter Files : dans les coulisses de l’État américain [Partie 2/2]

Elon Musk a diffusé, en décembre 2022, une série de documents internes montrant les rouages du réseau social du temps de l’ancienne direction. Des élections américaines de 2020 à la pandémie de Covid-19 en passant par le rôle du renseignement américain, les révélations des pratiques internes de Twitter affichent une culture d’entreprise de contrôle arbitraire ainsi qu’une collusion systématique avec le gouvernement américain.

 


La saga sur les Twitter Files se poursuit, après un premier épisode investiguants les modération de contenu réalisées par Twitter et de ses liens avec le gouvernement américain amenant à de la censure politique. Dans les coulisses de l’État américain, la stratégie de Elon Musk paraît plus que jamais compliquée à discerner.


 

Twitter au service du gouvernement américain et de ses services de renseignement

Au-delà des dérives de l’administration et du personnel de l’entreprise, les Twitter Files ont également révélé le jeu trouble qu’est celui de l’administration politique américaine. Plus précisément, les informations publiées par Elon Musk explicitent la façon dont le gouvernement américain collecte, analyse et surveille les comptes des utilisateurs du réseau social.

Entre janvier 2020 et novembre 2022, plus de 150 mails ont été échangés entre l’ex-chef Trust and Safety de Twitter, Yoel Roth, et le FBI (Twitter Files, Release 6). Un nombre surprenant de demandes du FBI ont été réalisées dans le cadre de la gestion de la désinformation en période de campagne électorale, et ce, même envers des comptes avec un nombre de followers peu significatif dont les tweets étaient humoristiques. Le groupe de travail du FBI axé sur les médias sociaux, connu sous le nom de FTIF et créé au lendemain de l'élection de 2016, comptait 80 agents en correspondance régulière avec Twitter pour identifier de potentielles influences étrangères ou falsifications électorales de toutes sortes. Les services fédéraux, notamment le ministère de la Sécurité intérieure, associés à des prestataires de services de sécurité et à des groupes de réflexion, ont fait pression sur Twitter afin de modérer le contenu. Le FBI et le DHS (Department of Homeland Security) ont, à plusieurs reprises, demandé la modération de contenus des réseaux sociaux. Il se trouve que Twitter aurait également reçu du contenu signalé par le Centre for Internet Security (CIS), une organisation partenaire du DHS. Ainsi, une vidéo a été rapportée par l’Election Integrity Project (EIP) de Stanford, apparemment sur la base d'informations provenant du CIS, ce dernier se décrivant comme un « partenaire » de la Cyber and Internet Security Agency (CISA) du DHS. Cela constitue un exemple de l’enchevêtrement de collaborations entre agences d'État, sous-traitants privés et parfois même le monde académique ou des ONG.

 

Michael Shellenberger poursuit les révélations des nombreux liens entre Twitter et le FBI avec l’affaire de l’ordinateur de Hunter Biden. Pendant toute l'année 2020, le FBI s’est efforcé de faire passer l’affaire comme une opération « hack and leak » (piratage et fuite) russe. Et cela, alors qu’aucune preuve d’une telle activité d’ingérence russe similaire à celle de 2016 n’ait été repérée. Malgré certaines réticences du personnel de Twitter, comme Yoel Roth, à partager trop de données internes du réseau social, les demandes du FBI se sont faites plus insistantes. En juillet 2020, l’agent Elvis Chan du FBI – en contact avec Twitter – s'arrange pour que les dirigeants du réseau social obtiennent des habilitations de sécurité temporaires afin de partager des informations sur les menaces pesant sur les prochaines élections. Chan n’est pas la seule incarnation physique de l’influence directe du FBI sur Twitter ; Jim Baker, un ancien du FBI reconvertit chez Twitter en tant qu’avocat, a travaillé avec Elvis Chan sur le sujet de l’affaire Hunter Biden. Il est l'ancien conseiller général du FBI (2014-2018) et l'un des hommes les plus puissants de la communauté du renseignement américain. Pendant 30 ans, Jim Baker a fait des allers-retours au sein du gouvernement, a travaillé pour CNN, Bridgewater (une société de gestion d'actifs de 140 milliards de dollars) et Brookings. Dans son précédent poste d’avocat général du FBI, il avait joué un rôle central dans l'élaboration des arguments internes en faveur d'une enquête sur Donald Trump. Jim Baker n'est pas le seul cadre supérieur du FBI impliqué dans cette enquête à s'adresser à Twitter. Dawn Burton, l'ancien chef de cabinet adjoint du chef du FBI James Comey (qui a lancé l'enquête sur Trump) a rejoint Twitter en 2019 en tant que directrice de la stratégie. En 2020, il y avait tellement d'anciens employés du FBI travaillant chez Twitter qu'ils avaient créé leur propre canal Slack privé – les « Bu alumni » – et une feuille de route pour embarquer les nouveaux arrivants. Le FBI n’est pas la seule agence gouvernementale avec laquelle Twitter a des liens, des meetings avec plusieurs « OGA » (Other Governmental Agencies) étaient fréquemment mentionnées dans les emails internes et un cadre de Twitter était largement reconnu pour être un ancien de la CIA.

 

À la mi-septembre 2020, un réseau de messagerie crypté nommé Teleporter a été mis en place entre FBI et Twitter. Le bureau a ensuite fait pression pour que l'histoire de l'ordinateur portable de Hunter Biden soit bannie de Twitter alors qu'elle n'enfreignait pas clairement la politique en matière de matériel piraté. Le FBI affirmait que les révélations ne provenaient pas d'un lanceur d’alerte, et faisait constamment le lien avec la Russie pour discréditer l’affaire. Ces mêmes arguments d'ingérence russe ont été utilisés pour discréditer des enquêtes du Sénat sur l’affaire Hunter Biden, ou bien lors d’info dropping auprès de certains médias au sujet de ladite opération russe pour orienter le contenu publié. Jim Baker a ainsi fait l'objet de deux enquêtes en 2017 et 2019 pour avoir divulgué des informations aux médias. Au final, cette campagne d’influence du FBI aura été facilitée par les quelque 3 415 323 de dollars versés entre octobre 2019 et début 2021 par le FBI pour compenser Twitter des ressources humaines dédiées à ces sujets de « modération ».

 

En outre, les Twitter Files révèlent comment l'entreprise a concouru à certaines des campagnes secrètes d'opérations psychologiques (PsyOps) en ligne du Pentagone (Twitter Files, release 8, a thread by Lee Fang). Bien que le réseau social se soit engagé à détecter et bloquer les manipulations de la plateforme soutenues par le gouvernement, ce qui avait été déclaré devant le Congrès, la société à l'oiseau bleu a cautionné (voire contribué) les campagnes d’influence en ligne américaines. 

En 2017, un responsable du Commandement central américain (CENTCOM) a envoyé à Twitter une liste de 52 comptes en langue arabe qu'ils « utilisent pour amplifier certains messages ». Le fonctionnaire a demandé un service prioritaire pour six comptes, une vérification pour un compte et des capacités de « liste blanche » pour les autres. Le jour même où le CENTCOM a envoyé la liste, des responsables de Twitter auraient utilisé un outil pour valider cette « liste blanche » spéciale, qui fournit essentiellement un statut de vérification au compte sans la vérification bleue. Ces comptes ont donc été exemptés de drapeaux de spam/abus et ont bénéficié d'une plus grande visibilité et de la possibilité de suivre les tendances sur les hashtags. Ces comptes de la liste blanche ont régulièrement diffusé des messages anti-iraniens et tweeté sur les priorités militaires des États-Unis au Moyen-Orient ou encore la promotion de la guerre au Yémen (soutenue par l'Arabie saoudite et les États-Unis). De nombreux courriels envoyés durant l'année 2020 montrent que les cadres supérieurs de Twitter étaient parfaitement au courant du vaste réseau de faux comptes et de propagande secrète du ministère de la Défense (DoD). Pour autant, aucun compte n’a été suspendu.  À titre d’illustration, l'avocat de Twitter Jim Baker a indiqué dans un courriel de juillet 2020 que le Pentagone cherchait des stratégies pour ne pas exposer les comptes « liés les uns aux autres ou au DoD ou à l'USG ». La propagande visait les intérêts russe, chinois et iranien notamment. 

En août 2022, un rapport de l'Internat Observatory de Stanford a révélé l'existence d'un réseau de propagande clandestin de l'armée américaine sur Facebook, Telegram, Twitter et d'autres applications, relayant des fausses nouvelles ainsi que des images et des « memes » (images commentées à caractère humoristique) contre les adversaires étrangers des États-Unis. Un des comptes révélés par le rapport de Stanford correspondait précisément à la « whitelist » fournie par le CENTCOM dans ses emails de 2017. 

 

Des révélations inquiétantes

Les Twitter Files mettent en lumière un phénomène inquiétant : l’usage systématique de points d’entrée auprès de médias, en l’occurrence Twitter, par des agences étatiques ou para-étatiques. Les efforts de Twitter pour censurer les informations sur l'ordinateur portable de Hunter Biden, mettre sur liste noire les opinions défavorables ou bannir un président sont les signes du puissant pouvoir existant entre les mains d’une poignée de personnes pour influencer le discours public et la démocratie.

 

Trois révélations se dégagent particulièrement de ces Twitter Files :

  • Une culture d'entreprise axée sur le contrôle, dont les outils et les cibles sont sélectionnés selon un agenda idéologique et politique (lié au Parti Démocrate). À cette fin, les employés de Twitter établissent des listes noires, empêchent les tweets d'être diffusés et limitent activement la visibilité de comptes entiers ou même de sujets d'actualité – tout cela secrètement, sans en informer les utilisateurs. 

  • La dévotion à cet agenda a pris le pas sur les propres règles et procédures de Twitter. Ainsi, comme les Twitter Files l’ont montré, les actions étaient prises d’abord et les prétextes trouvés après. De longs débats entre cadres avaient lieu sur Slack afin de savoir si l'une des règles de l'entreprise avait réellement été violée pour justifier de telles actions de censure. 

  • Le gouvernement fédéral et l’administration Biden, ainsi que les administrations fédérales chargées de l'application de la loi et du renseignement, sont bien placés pour contrôler le contenu des médias. Les défenseurs de Twitter affirment que l'entreprise est une entité privée et qu'elle peut faire ce qu'elle veut : la protection du premier amendement sur la liberté d'expression ne s'applique qu'à la censure gouvernementale. Cet argument, bien que techniquement correct, perd sa validité lorsqu'il apparaît que le gouvernement fédéral joue le rôle de grand inquisiteur et impose des décisions relatives au contenu à ses partenaires du secteur privé.

 

Le fait qu’Elon Musk utilise sa propre plateforme pour leaker des données concernant son entreprise nouvellement acquise porte nécessairement à s’interroger sur la raison de ses actions. Coup de communication ou stratégie d’influence économique, chacun pourra formuler son hypothèse comme il l’entend. Une chose est sûre, de telles révélations attireront forcément les critiques de ceux-là-mêmes qui défendent l’agenda politique et idéologique qu’elles mettent en danger.

 

Ambre Barria, Gabriel Ginioux, et Axel Pouillart pour le club Influence de l’AEGE

 

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