[CONVERSATION] Marie-Noëlle Lienemann : « Sans une stratégie d’intelligence économique solide, nous risquons de nous faire dépouiller »

À l’occasion de la création par le Sénat d’une mission d’information sur l’intelligence économique le mercredi 1er février, le Portail de l’IE s’est entretenu avec Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice de Paris et instigatrice de cette initiative. Elle revient sur la compréhension des enjeux de l’IE par la classe politique ainsi que sur les objectifs de la mission.

Portail de l’IE (PIE) : Depuis 2011 vous êtes sénatrice de Paris mais vous avez auparavant exercé d’autres fonctions électives et exécutives, à quelle occasion avez-vous été confrontée pour la première fois à la notion d’intelligence économique ?

Marie-Noëlle Lienemann (MNL) : Je pense que cela s’est indirectement ou directement produit lors de mon mandat en tant que députée au Parlement européen à la fin des années 1990. J’ai eu la chance de siéger à la Commission de l’environnement et j’ai participé à de nombreuses discussions sur les normes environnementales, telles que les normes pour les véhicules automobiles. C’est là que j’ai remarqué que les Allemands étaient mieux organisés que nous, avec une étroite collaboration entre les acteurs politiques – notamment les Verts -, les entreprises et les pouvoirs publics. Il y avait une stratégie clairement établie pour faire pencher les négociations en faveur de l’industrie automobile allemande. J’ai pu également observer les jeux d’influence qui s’y déroulaient. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’importance de l’intelligence économique et de la coordination des intérêts politiques et économiques pour élaborer des stratégies efficaces.

 

PIE : Et à titre de comparaison, comment les choses se passaient-elles au niveau français à cette époque-là ?

MNL : Les choses étaient complètement différentes ! Les pouvoirs publics étaient impuissants et comme paralysés face à certaines situations. Je me souviens notamment de l’entreprise Testut, spécialisée dans les instruments de pesage. Elle avait été rachetée par le groupe américano-suisse Mettler Toledo en 1999 qui l’avait vidée de ses brevets et profits. Les comptables et les cadres syndicaux qui travaillaient à un haut niveau dans la comptabilité avaient alerté les pouvoirs publics mais le patron français de l’époque n’a rien fait pour réagir. Finalement, tout a été pillé et l’entreprise a fermé quatre ans plus tard, en 2003. Cela m’a fait réfléchir à la nécessité d’une stratégie globale du pays, d’une culture partagée, d’une intelligence économique et de savoir-faire pour réagir aux situations. 

Je suis originaire de Belfort et l’affaire Alstom m’a touchée personnellement. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Christian Harbulot et que j’ai compris que ce n’était pas simplement le fruit du hasard mais qu’il y avait besoin d’une stratégie nationale qui fixe des priorités et une capacité de réagir dépendante de ce qui a été observé. Cela m’a rassuré en me montrant que nous n’avions pas besoin d’être passifs et de tout subir.

 

PIE : Quel diagnostic portez-vous sur la situation de l’intelligence économique en France aujourd’hui ?

MNL : En ce qui concerne la situation de l’intelligence économique dans notre pays, je pense que la France a réagi, dans une certaine mesure, mais j’ai été surprise par une certaine illisibilité collective dans l’identification des problèmes ainsi que la dispersion de l’action qui empêche d’avoir une vision et une stratégie globale. Cela amoindrit notre efficacité. C’est pourquoi j’ai eu l’idée de travailler sur une stratégie publique d’intelligence économique, avec pour objectif de donner cette lisibilité et cette structuration. Je reconnais que les entreprises font déjà leur propre intelligence économique, mais je pense qu’il est important d’avoir une stratégie nationale en la matière. Il y a un problème d’organisation, de culture et de moyens, notamment car l’État ne définit pas d’objectifs clairs. Nous ne savons pas où nous allons ni ce que nous cherchons, ce qui rend difficile l’identification des dangers potentiels.

Bien sûr, il y a des services comme le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sissé), vous me direz. Mais il a aussi ses limites. Je pense qu’ils n’interviennent que sur quelques gros problèmes et souvent en dernier ressort. Je ne critique pas le Sissé, mais je dis que cela ne peut pas faire office d’espace pour porter un programme stratégique d’intelligence économique notamment pour des questions de doctrine. Le Sissé fait de la sécurité économique, pas de l’intelligence économique. Donc, si vous n’êtes pas dans le domaine de la base industrielle et technologique de défense ou dans les entreprises considérées comme stratégiques, il ne fera rien car vous êtes hors de sa portée. Par exemple, une entreprise qui distribue des légumes bio, même si c’est important pour l’alimentation dans les cantines, n’est pas considérée comme un secteur stratégique. Si elle est attaquée, le système ne fera rien.

 

PIE : De l’affaire emblématique qu’a été Alstom à plus récemment la vente sans grande résistance d’Exxelia, on pourrait croire que nos décideurs n’ont pas retenu la leçon, malgré un arsenal réglementaire à leur disposition. Est-ce que vous avez le sentiment que la classe politique et l’administration françaises ont pleinement conscience de ces enjeux ?

MNL : Elles sont conscientes des enjeux, mais pas des solutions possibles. Il y a une espèce de fatalisme. On ne comprend pas comment cela se produit et on ne voit pas comment cela aurait pu être évité. Je ne peux pas comprendre comment la DGA a réagi dans le cas d’Exxelia. Parce qu’elle avait été rachetée par un fonds anglais il y a 7 ou 8 ans, ils ont considéré qu’elle n’était déjà plus dans le giron national. C’est une vision faussée.

Cela fait écho à un autre sujet, celui du manque de culture de patriotisme économique dans l’administration française. À Bercy notamment, les agents ont une pensée financière, économique et comptable. C’est pour cela que j’espère que les services d’intelligence économique, ainsi que le ministère de l’Industrie, apporteront une vision de la réalité des capacités productives du pays. Ce n’est pas toujours un problème d’argent mais souvent un problème de normes et de blocages juridiques bien organisés. Cela peut aussi être un problème de chantage diplomatique et politique, comme dans le cas d’Alstom. Cependant, ce n’est pas la culture de Bercy, c’est pour cela qu’il est nécessaire d’avoir un outil qui soit plus global dans sa vision du risque, de la menace, de la manière d’agir et des priorités.

 

PIE : À vous entendre, on comprend bien qu’au fond, le véritable enjeu – le combat que vous portez – c’est celui de la réindustrialisation de la France, c’est bien cela ?

MNL : Bien évidemment ! La désindustrialisation en France a touché toutes les filières dans tous les territoires. Si nous voulons réindustrialiser le pays, nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de nos ETI et PME, même dans les secteurs qui ne sont pas à la pointe de la technologie. Il est important de protéger les entreprises qui pourraient survivre si elles sont alertées à temps et peuvent réagir à une menace. La puissance publique doit déterminer ce qui est prioritaire et aider les chefs d’entreprise et les syndicats – qui sont souvent les premiers à lancer l’alerte et à informer les pouvoirs publics – à avoir les bons réflexes.

De plus, et c’est une chose assez taboue dans notre pays car nous parlons souvent de la Chine et des États-Unis, il faut faire beaucoup plus attention à ce qui se passe à l’intérieur de l’Union européenne. Notre balance commerciale se détériore entre autres à cause de décisions européennes. Mais indépendamment de ça, les Allemands, par exemple, sont extrêmement doués pour utiliser les fonds européens, notamment en co-animation, pour installer une usine dans un autre État membre où le travail est moins cher. Et soit cela entre directement en concurrence avec une entreprise française, soit cela force cette dernière à délocaliser sa production pour rester compétitive. Il est important de surveiller de près ce qui se passe avec les fonds européens en termes industriels. Sans une stratégie d’intelligence économique solide, nous risquons de nous faire dépouiller.

 

PIE : Dans cette optique, vous avez demandé – et obtenu – la création d’une mission d’information flash sur l’intelligence économique que vous co-animerez avec l’ancien ministre du commerce extérieur et des PME Jean-Baptiste Lemoyne, combien de temps durera-t-elle ? Quels sont ses objectifs ?

MNL : Je considère que la question est d’intérêt général national et donc qu’il ne faut pas en faire une question partisane. Il est nécessaire d’avoir une très large mobilisation du pays pour que la puissance publique prenne des décisions. Au Sénat, il existe une procédure qui fait que les commissions peuvent décider de missions d’information flash sur quelques sujets. On essaie de faire ressortir de ces missions une série de grandes propositions pas très nombreuses mais partagées par les sénatrices et les sénateurs et qui pourraient déboucher, comme on l’a fait par exemple pour la commission d’enquête sur les cabinets de conseil, sur une proposition de loi. Et là, comme beaucoup de groupes parlementaires sont d’accord, les chances de passer sont plus fortes. C’est pour cette raison que je co-anime la mission sur l’IE avec mon collègue Jean-Baptiste Lemoyne. Nous allons faire des auditions et ensuite produire un rapport avec des préconisations. Cette proposition de loi pourrait fonctionner comme un premier jalon pour aller plus loin. Notre objectif est de sortir des idées pour avoir un texte de loi qui puisse être voté d’ici la fin de la session sénatoriale [le 30 juin, ndlr] ou au moins pour être voté à court terme par le Sénat. La mission devrait durer jusqu’à juin-juillet.

 

PIE : En octobre 2022, le sénateur Jérôme Bascher a redéposé une proposition de loi « tendant à créer une délégation au renseignement économique » (développant sa position fin 2020) : en quoi la mission d’information et ce qui en ressortira diffèrent-ils de son texte ?

MNL : Il s’agit grosso modo de la même chose car le périmètre, le fond, est le même. Seule la forme diffère. Le but est de suivre l’action du gouvernement en matière de protection et promotion des intérêts économiques de la France, ainsi que de contrôle des investissements étrangers, de prises de participations, etc. Le sujet est primordial pour l’intérêt national et permet de ramener le Parlement dans le débat. Il est important que ce dernier maintienne la pression pour éviter que nous nous endormions et pour maintenir un dialogue entre les alertes des services vers parlementaires et les remontées des parlementaires de leurs circonscriptions, dans une logique d’efficacité.

 

PIE : Pourquoi privilégiez-vous une articulation autour d’une structure placée sous l’autorité du Premier ministre ?

MNL : Tout d’abord, l’État a un rôle particulier dans notre pays en raison de son histoire. Les Français préfèrent voir de l’initiative individuelle et de l’action territoriale plutôt que de voir l’État organiser tout, car ils se méfient d’un État qui serait le général en chef de tout. Cependant, lorsque l’État ne donne pas un peu de colonne vertébrale sur certaines choses, tout peut aller à vau-l’eau et cela peut démoraliser tout le monde et entretenir cette idée d’impuissance générale. Ainsi, avons-nous besoin d’un État qui porte un peu la mutation culturelle, économique, juridique, etc. et qui coordonne les initiatives nécessaires.

Ensuite, il y a toujours la question éternelle au Parlement de savoir pourquoi une structure de plus est nécessaire. Ce ne serait pas une structure bureaucratique supplémentaire mais bien une structure opérationnelle, pérenne, avec ses propres agents et interministérielle, afin qu’elle ne puisse pas être supprimée par le pouvoir exécutif en fonction des circonstances.

 

PIE : Vous mettez également l’accent sur les territoires, qui vous tiennent à cœur en tant que sénatrice, comment comptez-vous les intégrer ?

MNL : Il ne faut pas oublier que lorsqu’il y a eu la décentralisation, il y a eu aussi la déconcentration de l’État. Et ces agents et services territoriaux sont les interlocuteurs des collectivités locales. Pour renforcer le développement de l’intelligence économique, nous devons remettre en place cette logique pour permettre aux collectivités et aux services déconcentrés de l’État de travailler ensemble. Il faut faire participer davantage les acteurs locaux, de manière plus active et volontaire, en veillant aux développements et en travaillant à leur amélioration. Je crois également que les territoires qui font déjà des progrès doivent être soutenus et encouragés à poursuivre leurs efforts. Cependant, il est important de surveiller ce qui se passe dans chaque territoire, car les impacts peuvent se propager d’un endroit à l’autre.

Concernant le secteur privé, l’un des rôles des délégués territoriaux à l’intelligence économique serait de le sensibiliser, notamment dans les PME et chez les artisans, où l’existence même de l’IE est souvent ignorée. Cela pourrait se faire par des formations proposées aux acteurs privés.

 

PIE : Dans la proposition de loi que vous avez déposée en 2021 vous évoquiez déjà la nécessité de rechercher et de former, pourquoi mettre l’accent sur cet aspect en particulier ?

MNL : Il est important d’augmenter la culture de l’IE en créant des formations de sensibilisation plutôt que des formations d’experts en IE. On peut encore renforcer le contenu, bien sûr, mais l’essentiel est maintenant de diffuser. On peut imaginer la production d’un petit livret à destination de tous les agents sur l’IE, à l’image de ce qui se fait sur la lutte contre les violences sexistes ou les discriminations. Cela permettrait de sensibiliser non seulement le directeur d’administration centrale, mais également tout autre agent qui traite un dossier relatif à l’IE. Il est important que ces agents soient sensibilisés, car sans cela, ils ne peuvent pas comprendre les enjeux liés à ce qu’ils traitent. Parfois, l’IE n’est qu’un terme technique posé sur une réalité empirique. Et il y a un certain nombre d’agents qui, comme Monsieur Jourdain, en font sans même en avoir conscience. Il est donc important de formaliser ces expériences pour les faire progresser.

 

PIE : En définitive, l’enjeu principal serait-il donc de créer une mémoire et une culture de l’IE au sein de l’État et des collectivités territoriales ?

MNL : Tout à fait ! La mémoire est fondamentale en matière d’intelligence économique, car elle permet de se rappeler les modes d’attaque précédents et de pouvoir anticiper les nouveaux. Elle permet également une augmentation générale de l’expertise. C’est ce dont nous avons besoin.

Je suis désolée d’insister mais il est nécessaire d’associer ou d’au moins s’assurer de la participation de certaines forces vives du pays, telles que les syndicats, le patronat, les forces sociales, les régions, les élus locaux, les centres de recherche, etc. Il est crucial que ces personnes sachent que nous allons dans une direction unique et soient informées de nos actions. On doit s’organiser parce qu’une nation a besoin d’avoir le sentiment qu’elle partage des objectifs en commun.

 

Propos recueillis par Simon Rousselot

 

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