[CONVERSATION] Pierre Fruchard : L’open data, accélérateur informationnel de l’intelligence économique ? [1/2]

Ressource naturelle très convoitée en temps de guerre économique, l’information constitue le carburant de l’intelligence économique, qu’elle soit gardée secrète et difficile d’accès ou en source ouverte, accessible et déjà traitée sous de multiples formats. Parmi ces possibilités figure celle de l’information légale, dont l’exploitation par l’entreprise Pappers a attiré l’attention du Portail de l’IE qui a souhaité rencontrer son co-fondateur Pierre Fruchard pour évoquer les enjeux, interactions et perspectives entre l’open data et l’intelligence économique.

Portail de l’IE (PIE) : Pouvez-vous présenter votre parcours et les motivations qui ont conduit à la création de Pappers ?

Pierre Fruchard (PF) : Après des études de droit et un master droit des affaires, j’ai intégré l’école de commerce à Reims (aujourd’hui Neoma) en finance. Parallèlement je suis entré en apprentissage au Crédit Agricole CIB (Corporate Investment Banking – banque d’investissement du groupe) : d’abord à Paris dans les fonctions risques, puis dans des fonctions plus commerciales à New York et au Mexique avant de revenir à Paris dans ce même métier. Après dix ans de carrière dans ce groupe, j’avais envie d’un challenge plus excitant. J’ai donc rejoint mon frère Antoine Fruchard qui avait monté une entreprise dans les assurances pour particuliers et m’avait proposé de créer quelque chose d’équivalent pour les professionnels. Avec lui et Romain Banchetti, nous avons établi un courtier d’assurances pour les professionnels sous forme de portail digital, ce qui nous a permis de mettre un premier pied dans l’entrepreneuriat. Ce fut une véritable découverte d’un monde parallèle à celui d’Infogreffe et Societe.com, où les données des entreprises étaient très chères, peu transparentes, difficiles d’accès, y compris pour son propre Kbis et ses propres statuts en cas de perte.

C'est donc en découvrant, mes associés et moi-même, l’existence de lois open data sur les actes du RCS (Registre du Commerce et des Sociétés), que nous nous sommes aperçus qu’il y avait une occasion de créer un service innovant. D’une part, pour agréger des sources d’open data classiques (BODACC, base Sirene) et d’autre part, pour faire un annuaire d’entreprises, permettant la gratuité des actes. Nous avons pensé qu’il y avait non seulement un marché derrière – un marché à moyen-long terme, mais un marché réel – et surtout un intérêt fort pour tous les indépendants qui payent cher l’accès aux données. Voilà la genèse de cette création !

 

PIE : Par rapport à Societe.com ou Infogreffe (payants), quelle analyse concurrentielle peut-on tirer de chacun des deux modèles gratuits / payants à partir de leurs SWOT respectifs, et lequel pourrait sortir gagnant de cette confrontation ?

PF : L’avantage essentiel pour Infogreffe (qui avait cédé sa base à Societe.com) est une situation de monopole, très connu et très rentable en tant que point de passage obligé pour acheter des actes. En plus de cet avantage concurrentiel, ce modèle avait une très forte audience (notamment pour Societe.com) du fait d’un référencement très poussé. La grande force de Societe.com réside dans son trafic de 20 millions de visiteurs uniques par mois [chiffres internes Pappers, ndlr] valorisable par l’intégration de bannières publicitaires. Auparavant, l’entreprise faisait également payer les numéros de TVA intracommunautaire – surtaxés. Finalement, toute leur force reposait sur une sorte de monopole, tandis qu’en interne, ils avaient le temps de travailler leur référencement pour être puissants aujourd'hui sur les audiences.

Concernant les menaces, un bilan de Societe.com a lui-même mentionné que toutes les lois de simplification économique abandonnaient l’obligation pour les entreprises de publier leurs comptes, réduisant par là-même les données financières disponibles et incitant moins de gens à les acheter par la suite. De même, il n’y a pas de vraie amende pour ceux qui ne publient pas leurs comptes, ce qui fait que beaucoup de sociétés ne les publient pas, alors qu’elles pourraient le faire sous format confidentiel sans que leurs données n’apparaissent. En fin de compte, avec ces deux options, il me semble qu’il n’y a que 16% des entreprises qui publient, soit une proportion assez dérisoire…

 

PIE : Après analyse de risques, il est plus rentable de ne rien faire…

PF : Oui, bien que ce soient des données disponibles pour les organismes de crédit, les banques et les personnes habilitées. De ce fait, il y a un véritable intérêt à ne pas publier. C'est un des impacts des lois de simplification économique : Il y a d’une part, moins de publications, donc moins d’informations disponibles à vendre ; et d’autre part certains concurrents mettent à disposition gratuitement les informations qu’ils vendaient.

Parmi les nouveaux acteurs, la plupart sont des modèles payants, d’autres sont plus spécialisés dans les démarches juridiques, sans pour autant être payants. De notre côté l’opportunité d’un business model comme le nôtre, au-delà de sa gratuité, est de créer une marque forte que les utilisateurs apprécient, qui permet par la suite d’être bien identifié comme un acteur de valeur, et notamment de vendre des API (Application Programming Interface). Cela étant, on pourrait avoir une multitude de services, parce qu’on aide les utilisateurs sur des services gratuits.

Les opportunités pour un modèle fondé sur ce type de services sont assez importantes, au regard de la diversité de cas d’usage et d’utilisateurs : experts-comptables, avocats, indépendants, notaires, etc. De plus, on peut monétiser un seuil d’audience conséquent de manière plus intelligente que les acteurs historiques avec de la publicité et des numéros payants. Ces acteurs se redirigent d’ailleurs vers d’autres modèles dont des partenariats avec les Legalstart et consorts, la gestion de coffres-forts numériques et de procès-verbaux d’assemblée générale… Cette diversification sur d’autres services payants est la conséquence d’une concurrence sur les actes désormais très forte.

On est donc en présence d’un marché complètement bousculé, avec des acteurs traditionnels obligés de s’adapter, et des nouveaux acteurs capitalisant sur une image plus fraîche pour proposer une meilleure expérience, un meilleur design et une technologie susceptibles de devenir un tremplin pour le développement d'autres services.

 

PIE : À l’autre bout du spectre concurrentiel, quelle différenciation faites-vous avec d’autres outils open data gratuits ?

PF : La principale différence est l’ajout du module OCR (Optical Character Recognition – reconnaissance de caractères) sur une bonne partie des actes pour pouvoir y effectuer des recherches textuelles.

Nous avons aussi beaucoup travaillé sur la partie finance en allant récupérer les flux de données et en reconstituant les comptes en format Excel, ce qui permet en particulier de calculer des ratios. S’il existe d’autres sites, ces derniers n’ont pas la même approche et mettent moins de données à disposition gratuitement. De notre côté, nous essayons de les stimuler et de synchroniser la bonne information pour être toujours plus à jour et plus pertinents, en fiabilisant les données, chose que les autres font un peu moins à mon sens.

 

PIE : Quid de la cartographie des dirigeants, des sociétés et des participations, très utile pour l’investigation en intelligence économique ? Est-ce un service à implémenter ?

PF : C'est une fonctionnalité que nous voulons rajouter. Grâce à la lecture de tous les statuts, pour chaque augmentation de capital, chaque prise de participation ou investissement d’entreprise dans une société correspond un numéro de Siren. On va donc pouvoir effectuer un maillage de tous ces éléments, identifier par exemple que Kima Ventures (fonds de Xavier Niel) apparaît à chaque fois dans x statuts, ce qui démontre qu’il est actionnaire de la société y, et lister l’ensemble. De la même manière, on sera en mesure de trouver non seulement les mandats de dirigeants mais aussi ceux des entreprises.

 

PIE : Comme vous l’avez reconnu, on s’interroge souvent sur la durabilité de votre modèle économique : que pouvez-vous préciser à ce sujet, et si besoin comment entendez-vous pérenniser votre service ?

PF : Dans ses débuts, il est vrai que nous avons développé Pappers en parallèle d’une autre activité professionnelle sans aucun revenu en retour. Depuis, nous avons eu le temps d’échanger avec beaucoup de monde et de tester le service pour réaliser que nous avions un marché et un business model fondé sur la vente de l’API. Les bases de données publiques sont en effet assez difficiles à utiliser, avec des API pas toujours bien conçues et très instables. Elles doivent donc être intégrées de manière redondante pour avoir des résultats probants. Ces défis ont amené à cette idée de marché sur l’API, que ce soit pour compiler des bases de données, satisfaire aux exigences KYC [Know Your Customer, ndlr], nourrir des CRM (customer relationship management) ou générer des listes de prospects. En s’appuyant également sur la qualité de notre base de données, nous vendons des exports avec la possibilité de catégoriser toute nouvelle entreprise par département et par activité dans une même perspective de lead generation. Cela marche bien et nous permet de financer l’entreprise. Il y a toujours la possibilité de valoriser un trafic mensuel d’environ un million d’utilisateurs, mais c'est un dernier recours inutile au regard des contrats actuels et des revenus récurrents ; d’autant que nous ne souhaitons pas rediriger vers des services tiers non pertinents. Toutefois, nous n’excluons pas d’utiliser Pappers pour créer d’autres business units, spécialisées dans les services annexes en fonction des cas d’usage. Parmi eux, le soutien administratif à la création d’entreprises, la gestion des démarches, ou encore la tenue des procès-verbaux d’assemblée générale. En toile de fond, deux convictions structurent ces perspectives : primo, la force de la marque permet de proposer pas mal de choses ; secondo la réponse simple et actualisée aux enjeux-clés data et KYC représentera l’avenir de l’entreprise.

 

Propos recueillis par Louis-Marie Heuzé

Partie 2 [CONVERSATION] Pierre Fruchard : L’open data, accélérateur informationnel de l’intelligence économique ? [2/2]

Pour aller plus loin :