L’Europe de la défense, enjeu de la présidence française de l’UE

Le pacte AUKUS et le basculement opéré ces dernières années vers l’Asie du Sud-Est ont achevé de montrer à l’Union européenne, et en particulier à la France, que “l’Europe n’est plus qu’un théâtre secondaire pour les États-Unis” selon les propos du sociologue Ivo Hristov. L’enjeu sensible d’une défense commune est une des priorités de la présidence française de l’UE.

Etat de lieux de la coopération européenne 

Avec des besoins et des capacités disparates, la coopération européenne dans le domaine de la défense avance en dent de scie. Il existe une multitude d'initiatives: Politique de Sécurité et de Défense Commune (2009), Coopération Structurée permanente (2017), Initiative Européenne d’intervention (2018) ou encore le Fonds Européen de Défense (2021). L’UE a des capacités à faire valoir dans le domaine de l’armement, les projets Tigre, A400M, MUSIS-CSO ou encore ATHENA-FIDUS sont des bons exemples de succès. Il existe en outre d’autres chantiers prometteurs tels que le MGCS, le SCAF, l’Eurodrone ou BLOS

Mais malgré une volonté d’avancer dans le même sens, il y a une absence de réelle ambition de mutualiser le commandement et les capacités au sein de l’UE. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’analyse sémantique de l’article 24 du Traité de l’Union Européenne : « La compétence de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union, y compris la définition progressive d’une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune. ». Il y a une distinction entre la politique de défense commune, via les initiatives précédemment mentionnées, et la défense commune, une sorte « d’Europe fédérale de la défense ». Avec non plus une mosaïque d’armées européennes, mais des régiments européens intégrés dans une chaîne de commandement unique. 

Plus que des capacités, c’est avant tout le manque de vision globale de défense au sein de l’UE qui est préjudiciable. La mutualisation des moyens nécessite a minima l’harmonisation des objectifs stratégiques. Or les pays participent aux programmes en fonction de leurs intérêts propres, et la solidarité européenne n’est pas au rendez-vous. L’épisode de tension en mer Egée, entre la Grèce et la Turquie est un bon exemple.  

L’UE subit également les désavantages de son système d’organisation politique décentralisé. La somme des budgets européens de défense, qui est conséquente en valeur absolue, doit être relativisée du fait de la fragmentation du marché de la défense européen, des doubles emplois coûteux au niveau des capacités militaires dû à l’indépendance de toutes les armées, et globalement de l’insuffisance de la collaboration industrielle et d’un manque d’interopérabilité.  

 

Désengagement américain et Brexit 

Pourtant, l’évolution de la géopolitique dans le monde laisse à penser qu’une fenêtre s’est ouverte pour l’Europe de la Défense. Une opportunité à saisir pour la France en ce début de présidence de l’Union européenne. Si l’influence américaine continue d’être non-négligeable sur le vieux continent, Washington effectue une réorientation stratégique sur la zone pacifique. Le pays n’a plus les moyens d’assurer la protection de l’Europe, et cherche à le garder comme marché dans le domaine de l’armement, tout en réduisant son investissement militaire.  

A ce titre, les cas afghan et kurdes ont rappelé au monde entier que les Etats-Unis pouvaient abandonner leurs alliés de façon unilatérale en fonction de leurs propres intérêts, remettant au goût du jour la question de la défense commune de l’UE. Cette perte d’influence est visible dans le domaine des exportations d’armement, notamment en Europe centrale et orientale, habituellement la chasse gardée des Etats-Unis pour deux raisons . Ces ex-États du Bloc de l’Est craignent la Russie, qui cherche à retrouver son empire passé. En achetant des armes américaines, ils ont l’impression d’acheter la protection américaine. 

Si les USA veulent un marché, ils ont les moyens financiers et législatifs pour soutenir leurs exportations par le biais du FMF (Foreign military Financing) lors des ventes dites de « gouvernement à gouvernement ». Le FMF offre la possibilité aux Etats-Unis de subventionner le pays acquéreur, ou de lui offrir des prêts pour se procurer le matériel. Une force de frappe commerciale dont les européens ne disposent pas. 

 

Quelle influence pour la France ?

En 2021, la France a avancé ses pions dans les pays d’Europe centrale et orientale. La Croatie a annoncé acheter 12 Rafales d'occasion, au détriment des offres américaines, israéliennes ou suédoises pour près  d'un milliard d'euros. La Roumanie prévoit d’acheter des corvettes pour un milliard d’euros. La Grèce a signé une lettre d’intention pour l’achat de frégates, pour un montant d’environ 3 milliards d’euros. La vente additionnelle de Rafales et de corvettes est toujours en discussion. 

La Grèce est un cas particulier dans l’Union européenne car membre de l’OTAN, mais en conflit larvé avec la Turquie, également membre de l’OTAN. De ce fait, les Etats-Unis, pour ménager leurs alliés, ne s’engagent pas sur le sujet, à l’inverse de la France, qui soutient ouvertement Athènes. Ce rapprochement franco-grec se retranscrit dans les exportations d’armement, d’une Grèce qui a assaini ses finances via des politiques économiques de rigueur, lui permettant d'augmenter son budget de défense. 

Malgré cette perte de vitesse, les Etats-Unis disposent toujours d’une importante force de frappe commerciale, comme le démontrent les succès du F-35 en Espagne, ou encore en Suisse

Autre sujet d’influence à prendre en compte : le Brexit a vu le Royaume-Uni quitter l’Union européenne, et avec lui sa stratégie de défense divergente. Autant partenaire que rival, le voisin britannique possède une puissance capacitaire équivalente à la France, avec une vision singulièrement différente sur le rôle de l’UE et l’autonomie stratégique vis-à-vis des Américains. Le duo franco-allemand, plus homogène à ce niveau, se retrouve donc au cœur de l’Europe de la défense, le premier leader dans la stratégie militaire, le second dans la stratégie industrielle. Une opportunité en or de resserrer les liens de l’UE. Malgré tout, le Brexit a considérablement diminué le potentiel militaire de l’Union européenne, dans la mesure où son budget militaire représentait en 2017 près de 20% du budget militaire total de l’UE. 

De plus, si des pays comme la Grèce ou la Belgique sont parties prenantes du projet, la réticence de pays comme la Hongrie ou la Pologne reste un frein majeur en interne. Il reste un travail à faire dans l’opinion des européens. Favoriser les échanges, par exemple en créant une école militaire européenne pourrait être envisagé. Afin de préparer la population à un conflit à haute intensité, il est également envisageable de mettre en place d’un service militaire européen.

 

La France au service de la défense européenne ?

L’Union européenne, divisée politiquement, soumise aux influences des grandes puissances rivales que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie, prend du retard dans la construction d’un projet continental de défense. Actuellement, les pays européens n’ont pas une armée avec une réelle capacité offensive, mais un ensemble d’armées disparates et limitées. En cas de conflit de grande envergure, ils n’auraient que le rôle de forces supplétives, incapables de se défendre seuls. Un constat d’autant plus accablant que l'Union européenne unie dispose d'une puissance militairement certaine, principalement grâce à la France qui dispose de deux cartes maîtresses que sont la dissuasion nucléaire et le droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU.

La France devra donc naviguer avec finesse afin de promouvoir cette Europe de la défense en parallèle de l’OTAN, afin de ne pas rompre avec les pays de l’Europe orientale. Sans compter que minée par les rivalités industrielles internes, l’UE peine à développer une vision d’intelligence économique et stratégique globale crédible. Promouvoir ses entreprises industrielles, avec au centre le duo franco-allemand et des enjeux communs comme le SCAF pourrait permettre de ranimer un projet qui peine à convaincre tant sur les enjeux de souveraineté des États-membres que sur l’efficacité présumée d’une structure alourdie par les contraintes qui pèsent sur les états-majors internationaux.

 

Club Défense de l’AEGE 

 

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