La politique saoudienne bouleverse les équilibres économiques dans le Golfe

Au lendemain de la visite d’Emmanuel Macron à Doha, la question des rapports de l’Arabie Saoudite avec ses voisins du Golfe, en particulier le Qatar, est toujours plus prégnante. Cette rencontre faisait l’objet d’enjeux majeurs pour la France, dont la délégation officielle espérait négocier un certain nombre de contrats permettant d’asseoir sa présence économique au Moyen-Orient. Si ces échanges économiques sont capitaux, ils sont révélateurs d’une crise diplomatique silencieuse et témoignent également de bouleversements majeurs dans l’économie du Golfe.

Au nom de la lutte contre le terrorisme et l’Iran, le Qatar fait l’objet depuis le 5 juin d’un blocus inattendu de la part de l’Arabie Saoudite, suivie du Bahreïn, du Koweït, des Emirats Arabes Unis (EAU) et de l’Egypte. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus clair que cette stratégie a été contre-productive : le Qatar a réagi par une restructuration de ses liens commerciaux, une diversification de ses fournisseurs et la création d’alliances portuaires et aériennes alternatives. Le budget 2018 du Qatar, annoncé le 5 décembre, priorise l’utilisation des richesses du pays pour compenser sa mise au ban.

Parmi les revendications officielles des initiateurs du blocus, figurent la cessation des liens du Qatar avec l’Iran ainsi qu’avec certains groupes politiques qualifiés de « terroristes » tels que les Frères Musulmans, l’expulsion des leaders de ces groupes, la fermeture de la chaine de télévision Al Jazeera et l’adhésion à la politique étrangère saoudienne et émiratie. Les sanctions économiques se traduisent par une fermeture des frontières terrestres, maritimes et aériennes et l’expulsion des résidents qataris des pays en question. 

Considérant qu’il s’agissait d’une atteinte à sa souveraineté, le Qatar a rejeté l’ensemble de ces demandes et a appelé à une résolution négociée. Aucun compromis n’ayant été initié par l’une ou l’autre partie, la crise diplomatique contribue plus encore à diviser les pays arabes :  Bahreïn et l’Egypte s’alignent sur l’Arabie Saoudite et les EAU tandis que le Liban, la Tunisie, l’Algérie et la Jordanie, ont pris le parti opposé. En revanche, le blocus tend à rapprocher les pays anti-Qatar d’un Etat d’Israël hostile à la puissance iranienne et aux Frères Musulmans.

    La mort de facto du Conseil de Coopération du Golfe ?

L’Histoire montre que l’effondrement économique d’un Etat du Golfe affecte les autres. Ainsi en a-t-il été après le crash de la bourse du Koweït en 1982, qui a entrainé la fuite des capitaux étrangers et découragé l’investissement dans la région pour plusieurs années. Aujourd’hui, alors qu’on reproche au Qatar sa relation, pourtant inévitable, avec l’Iran pour le partage du champ gazier « South Pars », les mesures à l’encontre du pays prennent une dimension critique. La mise au ban de Doha par Riyad, suivie par les autres Etats de la région, n’a certes pas abouti à assujettir le Qatar en dépit même du bannissement des travailleurs qataris des centres économiques saoudiens. Mais la purge saoudienne a quant à elle touché les actifs des personnalités incriminées jusque dans les banques des Emirats Arabes Unis et du Koweït. La capitalisation boursière de l’ensemble des pays du Golfe a perdu près de sept milliards de dollars en valeur entre le 4 et le 7 novembre. Noyau financier de la région, même Dubaï perd ses actifs saoudiens.

Or, aujourd’hui, il semble que les impératifs de sécurité régionale ont repris le pas sur l’agenda de réformes économiques communes des Etats du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Ce dernier, qui s’est réuni au Koweït le 5 décembre 2017, a bien failli être annulé ou voir le Qatar être banni. L’émirat a finalement été invité à ce sommet qui a eu le mérite de rassembler toutes les parties pour la première fois depuis six mois. Mais seul le Qatar y a envoyé son chef d’Etat et les désaccords ont poussé l’émir du Koweït à clôturer les débats au bout de la première journée sur les deux prévues. L’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, qui n’ont envoyé que des délégués de troisième ordre, ont annoncé de leur côté pour leur part la constitution d’un bloc de coopération économique et militaire séparé du CCG. Bahreïn pourrait bien rejoindre cette instance, tandis que le Koweït déclare inévitable une réorganisation du CCG. En dehors du CCG, Oman, comme le Qatar, ne saurait mettre un terme à ses relations avec l’Iran. Le CCG semble donc voué à n’être qu’une coquille vide.

Un panel d’arbitrage a été établi le 22 novembre par l’organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC afin de statuer sur le boycott imposé sur le Qatar par les EAU, lesquels avaient tenté de s’y opposer. Le Qatar a en effet saisi l’ORD au motif que les mesures mises en œuvre par les EAU seraient de nature à restreindre son commerce de biens et de services et la protection de ses droits de propriété intellectuelle. En effet, ces mesures contreviennent à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), à l’Accord général sur le commerce des services (GATS) et aux Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS). Des procédures sont également en cours à l’encontre de l’Arabie Saoudite et de Bahreïn. 

    Diversification des soutiens et réajustements diplomatico-économiques

Etrangement, ce petit pays de 2,6 millions d’habitants qu’est le Qatar, premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, ne montre guère de signes d’affaiblissement depuis 6 mois. Le gouvernement qatari a su contrer les effets du blocus par une stratégie de crise impliquant des taux d’intérêt avantageux, une dévaluation monétaire et une augmentation des exportations de gaz. Par ailleurs, la Qatar Investment Authority (QIA) constitue un dispositif essentiel à la bonne santé du pays grâce aux milliards de dollars injectés dans les banques qataries suite aux retraits massifs de fonds par les autres pays arabes. La QIA s’apprête également à investir dans des structures privées mais surtout publiques telles que la Qatar Airways ou le village culturel Katara pour compenser les effets du boycott. L’objectif structurel est aussi de ne plus dépendre économiquement de ses voisins. Ainsi, la sécurité d’approvisionnement alimentaire constitue une priorité. L’Iran et la Turquie ont immédiatement réagi en exportant par avions cargos du matériel de construction et 4000 vaches qui permettront au Qatar d’être plus auto-suffisant en produits laitiers, puis en viande, dans les prochains mois. Un accord commercial a été signé le 26 novembre entre ces trois pays. 

Il est ainsi remarquable que les sanctions visant à éloigner le Qatar de l’Iran aient en réalité eu l’effet inverse. Le 26 novembre, en présence de son homologue iranien et d’une délégation d’hommes d’affaires qataris, le ministre qatari de l’Economie a indiqué que les échanges bilatéraux avec l’Iran allaient augmenter. De fait, l’administration des douanes de la République islamique d’Iran publie quotidiennement des données desquelles il ressort que, sur les sept derniers mois, l’Iran a exporté pour 139 millions de dollars de marchandises non pétrolières, soit une augmentation de 117,5% par rapport à la même période l’année précédente. Enfin, l’Iran a promis son appui technique et matériel pour les chantiers de construction liés au Mondial de Football de 2022. Les producteurs asiatiques sont également des fournisseurs nouvellement privilégiés. Par ailleurs, la mise en service en juillet du nouveau port de Hamad permet également de contrer la politique d’isolement de ses voisins. Au-delà du niveau régional, les visites de l’émir en Allemagne le 9 juin, en Russie le 10 juin puis en France le 15 septembre attestent d’une stratégie de diversification des soutiens, et ce notamment vis-à-vis des Etats-Unis.

Dans le domaine de l’aérien, la compagnie Qatar Airways est particulièrement touchée par le boycott, lequel l’empêche de desservir une vingtaine de destinations dans le Golfe. Elle a donc sans délai étendu son réseau vers d’autres régions, ouvrant des lignes essentiellement vers l’Europe et l’Asie et achetant des parts dans d’autres compagnies aériennes. Sur 2017-2018, 26 ouvertures des lignes aériennes sont programmées. Signe positif ou ironie du sort, Qatar Airways a été élue Meilleure compagnie Moyen-Orient et Meilleur salon de première classe 2017 par Skytrax le 20 juin, à l’occasion du Salon du Bourget. 

Les investisseurs restent en confiance

Malgré la crise qui sévit dans le Golfe, les investisseurs continuent de faire confiance au Qatar, qui multiplie les contrats. Le 5 juin, Doha a signé avec les Etats-Unis un accord de 12 milliards de dollars pour l'achat d'environ 36 avions de combat F-15. En septembre, le Qatar a signé un accord pour l'achat au Royaume-Uni de 24 avions de chasse Typhoon. La visite du Président français Emmanuel Macron au Qatar le 7 décembre a quant à elle été l’occasion de conclure et d’annoncer des contrats majeurs, s’élevant à 11,1 milliards d’euros. RATP Dev et Keolis ont obtenu face au consortium allemand composé de Deutsche Bahn (DB) et Arriva la concession du métro automatique de Doha et du tramway Doha-Lusail sur une vingtaine d'année, pour plus de 3 milliards d'euros. La joint-venture RKH Qitarat, détenue à 51% par la société qatarie Hamad Group, doit clore les travaux en 2020. Les Français Vinci, Alstom, Thalès et Systra sont aussi impliqués dans ces travaux depuis 2013. De son côté, Nexter a signé une lettre d’intention pour l’achat de 490 véhicules blindés VBCI pour un montant estimé entre 1,5 et 3,2 milliards d’euros selon les options. Côté matériel volant, l'émir du Qatar a confirmé l’option de douze Rafale supplémentaires (armement de MBDA et Safran) pour 1,1 milliard d’euros et pris une nouvelle option pour 36 appareils. L’intention de commande de 22 NH90, projet confirmé par le comité d’évaluation en juillet, ne s’est pas précisée pour Airbus, qui peut toutefois se réjouir de la confirmation d’une commande de 5,5 milliards d’euros pour 50 Airbus A321 Neo au lieu des A320 prévus. A travers ses contrats économiques, Doha souhaite ainsi s’attirer des soutiens diplomatiques dans le cadre de la crise du Golfe : outre le partenariat de 25 ans signé avec Total pour développer le gisement d’Al-Shahine, l’émirat a signé un accord de défense avec la Russie. 

Les chiffres du Quai d’Orsay indiquent que le Qatar a représenté en 2016 le 7e excédent commercial de la France à 1,6 milliard d’euros. Sur les neuf premiers mois de l’année 2017, la France a importé 432 millions d’euros et exporté vers le Qatar un milliard d’euros. La part de marché française y était de 2,9% la même année. Or les investissements sont en hausse, les IDE qataris en France ayant triplé depuis 2011 tandis que les IDE français au Qatar ont doublé depuis 2008. Dans ce contexte, le Fonds Commun d’Investissement « Future French Champions » a été créé par les deux pays en 2014 pour soutenir les PME à fort potentiel de développement international, doté d’une capacité d’investissement de 300 millions d’euros. 

Qu’attendre alors du Qatar sur le plan économique ces prochaines années, compte tenu des tensions régionales ? Le pays a lancé la Stratégie Nationale de Développement du Qatar 2017-2022, qui incite au développement des secteurs non pétro-gaziers ainsi qu’à l’implication des entreprises privées dans les partenariats public-privé. Ainsi, le pays continue d’arborer un dynamisme économique que les entreprises françaises ne doivent pas négliger. Les Etats-Unis, qui comptent une centaine de sociétés américaines au Qatar, ne s’émeuvent pas des tensions dans le Golfe : William Grant, chargé d’affaires de l’ambassades des Etats-Unis au Qatar, a témoigné de son espoir de voir plus de sociétés américaines s’y installer. 

Alexis Maloux
 

Pour aller plus loin : 

Les conséquences économiques du durcissement de la politique régionale de l'Arabie Saoudite 

La visite d'Emmanuel Macron à Doha : une opportunité pour les industriels français de la défense