[CR] Soft Power et guerre économique : l’urgence d’une mise en abyme

Le Portail de l’IE a assisté le 26 novembre dernier à la conférence de Nicolas Moinet, professeur et pionnier de l’IE , sur « Le Soft Power, clé de voûte de la guerre économique systémique » à l’ILERI. Alors qu’en 2017 la France était classée comme la nation la plus influente en matière de soft power, cette dernière a pourtant été vivement ébranlée depuis. L’occasion pour nos analystes de revenir sur les ambitions françaises entre soft power et guerre économique.

La guerre économique à l'heure actuelle se déchaîne et nous prouve à nouveau qu’elle n’est pas une métaphore. Et pour cause, rien n’aura été épargné à la France en 2020. Boycott des produits français par les pays musulmans, critique de la gestion de la crise du Covid-19, mise à l’amende par l’ONU des forces de polices françaises, débats sur la liberté d’expression en danger etc… Les attaques à l’encontre de la France, légitimes ou non, sont une grille de lecture pour analyser le lien entre soft power et intelligence économique, et rétablir un investissement impératif dans divers secteurs.

Le soft power en tant que verrouillage et blanchiment du leadership

Christian Harbulot définit la guerre économique systémique comme « un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire et vise à acquérir une suprématie durable  ». Cette définition comprend déjà implicitement l’impact qu’a le soft power dans le rayonnement international d’un pays. Couplée au fait que ce soit « un pouvoir feutré qui nous étreint de toutes parts, mais que l’on ne voit pas » selon Pascal Gauchon, la guerre n’apparaît donc pas dans son expression militaire ou dans une concurrence économique classique. Celle-ci s'immisce dans la soumission de la volonté de l’autre par un lourd investissement méthodique du champ cognitif. Le smart power est cette combinaison intelligente du soft et du hard power.  

Si le soft power n’est pas nouveau, sa théorisation date d’une polémique entre deux auteurs à la suite de la chute du mur de Berlin.  Paul Kennedy, historien britannique, affirme alors que le modèle américain connaîtra un déclin, ce à quoi Joseph Nye, théoricien américain dans les relations internationales, rétorque que le pouvoir ayant muté, le soft power repose désormais sur une l’image intangible d’un pays. Cette image se construit avec le classement de son PIB, ses capacités de communication, l’exemplarité de son comportement ou encore son rayonnement technologique et scientifique.

Prenant racine dans tous les domaines qui constituent une société actuelle, lesoft power a donc pour but d'impacter largement une prise de décision par le truchement des biais cognifits humains.

Ainsi, pour approfondir l’aspect de l’impact décisionnel, des militaires américains ont modélisé la prise de décision par une boucle appelée OODA (observation, orientation, décision, action). Cette dernière intègre  le contrôle implicite qu’il est possible d’opérer sur l’observation donc sur l’action, par le biais de la culture, l’environnement ou encore le retour d’expérience du décideur. L’impact du soft power sur cette boucle revêt une importance capitale. Grâce à elle, le constat est fait par les Américains que l’on ne décide pas avec l’information, mais avec l’image mentale que l’on se construit de la situation.

 

De la nécessité d’un soft power français offensif

Le soft power se doit donc d’être interventionniste s’il se veut compétitif et résistant. Le cas du Japan bashing aux Etats Unis dans les années 1980 et 1990, semble être un modèle dont la France doit s’inspirer. A son arrivée dans la Triade le Japon avait tout d’un ennemi économique. Le rapport JAPAN 2000  révélait en effet une progression dans les nouvelles technologies ainsi qu’une popularisation fulgurante de la culture nipponne (Pokémon, Sony, Nintendo, sushis, mangas, sports de combats). Accusant une réelle perte de marché intérieur et craignant un élargissement du contrôle numérique par le Japon, Washington avait répliqué en menant une politique offensive, aidée par un investissement financier à la hauteur de son ambition.  

La France doit à son tour faire preuve d’une implication globale pour relancer son soft power. Sur le plan strictement économique et visible de l’échiquier, celle-ci doit protéger ses fleurons nationaux dont elle s’est délestée depuis quelques années. Certaines affaires en sont devenues symptomatiques telles que Photonis, Alstom, Technip… pour n’en citer que quelques-unes. De plus, pour rester compétitive à l’international, l’investissement dans l’innovation est primordial. En matière d’influence numérique, l’IFRI vient par exemple de lancer un programme permanent  consacré à la géopolitique des technologies. Rejoignant les think tank chinois et américains, cette initiative permettra à la France de peser dans les débats concernant le numérique et d’initier un nouveau souffle de souveraineté.

Culturellement, l’Hexagone ne saurait non plus se reposer sur ses acquis en termes de patrimoine culinaire, architectural, littéraire ou encore cinématographique. Nicolas Moinet revient sur le triangle de la radicalité dont font partie les médias, l’autocratie et la radicalité, et qui promet d’être stratégique. Née avec la désinformation et la guerre de la communication, cette radicalité s’interprète avec de nouveaux acteurs venus s’imposer dans les prises de décisions et les opinions publiques. En France, les associations humanitaires adeptes d’actions choc, les groupes de défense des territoires comme les ZAD, ou encore les actions citoyennes comme le blocage du rachat d’ADP, ont été des leviers de popularité du pays.

D’un point de vue symbolique, l’encerclement cognitif qu’implique un soft power passe par la fédération des parties prenantes autour de valeurs nationales. La liberté d’expression, les droits de l’homme, sont autant de credo affiliés à l’imaginaire français, mis à mal ces derniers temps. Le tout, malgré un discours omniprésent  du président Macron sur la « France des Lumières ». L’unité nationale est notamment un élément qui en découle et qui offre à l’international une vitrine d’influence prépondérante. Le défi reste celui de stopper l’hémorragie qui règne entre auto-critique et rejet de la république, et qui pourrait conduire à un clivage profond et à à une perte de rayonnement.  

L’Europe sera sans doute un des premiers terrains de l’investissement du soft power français. D'une part, en favorisant l'investissement dans les universités européennes, pour favoriser sa captation de talents français et ralentir la fuite des cerveaux vers la Silicon Valley. D’autre part dans la linguistique, avec le défi que constitue un potentiel retour de la langue française dans l’Union à l’heure du Brexit et du retrait du corps diplomatique anglais.

Le soft power est en somme l’arme de séduction massive, inhérente à la puissance française. Cependant, il lui faut profiter de cet instant de crise pour reprendre en main son destin et s’assurer qu’elle dispose des moyens de son ambition. Une volonté qu’elle a prouvée récemment au sein de ses médias français qui ont su mettre en lumière les paradoxes de la politique de Pékin, alors que la Chine tentait de faire oublier son rôle majeur dans la pandémie. La France, bien qu’elle soit toujours classée première au SP30, ne doit donc pas se reposer sur ses lauriers, mais affirmer sa position en prenant soin de ne pas laisser les velléités d'influences outre-Atlantique prendre le pas sur son territoire.

 

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Pour aller plus loin : 

A retrouver :

Le deuxième volet de l’ouvrage « Les sentiers de la guerre économique » intitulé « Soft PowerS » (2020)