Charnier de Gossi : La riposte française à la guerre informationnelle russe

Le 22 avril 2022, l’Armée française a affirmé avoir filmé des mercenaires russes ensevelissant une dizaine de dépouilles non loin de la base militaire de Gossi dans le Nord du Mali. Cette manœuvre de désinformation serait l’œuvre de Wagner, société militaire privée russe proche du Kremlin, agissant dans le monde entier notamment au Donbass, en Ukraine, en Syrie, en Centrafrique et dernièrement au Mali.

Pour l’armée française, la preuve d’une opération de manipulation destinée à incriminer Barkhane est frappante, et l’occasion lui est donnée, non seulement de mener une contre-offensive afin d’éviter d’être associée à ce charnier, mais surtout de couper court aux accusations qui fleurissent sur les réseaux sociaux en retournant les accusations à l’encontre du groupe Wagner, derrière lequel se cache la Russie. 

Si elle ne date pas d’hier, la dénonciation de l’impérialisme français et de la « Françafrique » sort des cercles intellectuels et militants traditionnels pour gagner la rue via les réseaux sociaux. Le « gendarme de l’Afrique » est régulièrement remis en cause pour la légitimité de ses actions sur le continent africain. Les smartphones et les réseaux sociaux jouent, comme toujours, un rôle amplificateur et accélérateur au sentiment anti-français, principalement véhiculé par les nouvelles générations.
 

L’influence russe en Afrique 

Une équipe de recherche française avait relevé en 2018 la popularité croissante des contenus russes sur le web africain francophone. Une popularité accentuée par des discours anticoloniaux véhiculés par les médias russes tels que RT ou Sputnik. La reprise in extenso d’articles de Sputnik par le site Seneweb.com en est un exemple. Quatrième site le plus consulté du Sénégal, et suivi par plus d’un million et demi de personnes sur Facebook, Seneweb.com offre un boulevard pour la désinformation russe et ses opérations d’influences visant à décrédibiliser les actions occidentales notamment françaises en Afrique. L’existence d’une guerre informationnelle contre la force Barkhane a accéléré le départ des troupes françaises, notamment à travers la propagande russe visant à légitimer l’alliance entre Wagner et la junte militaire, au pouvoir depuis mai 2021. Pour cause, le 13 janvier 2020, le président Macron lors du Sommet de Pau avec les chefs d’État du G5 Sahel avait évoqué publiquement l’influence probable de puissances non-européennes dans l’exacerbation de sentiment anti-français au Sahel.  Le vide créé par le retrait militaire français au Mali arrive à point nommé pour les mercenaires russes qui, contrairement aux français, préfèrent sacrifier l’éthique pour la performance. Wagner, c’est la guerre bon marché, sous les radars, où la Russie s'affranchit de toutes les règles de la guerre. Les Russes ont en somme reproduit la même stratégie qu’en Centrafrique où, face à l'échec de l’opération Sangaris et de la Minusca, ont compris que « le ventre mou de l’Afrique centrale » allait permettre leur installation progressive à la place de la communauté internationale.

La guerre informationnelle au Sahel, majoritairement orchestrée par Wagner, se joue sur plusieurs terrains. Les réseaux sociaux d’abord avec d’innombrables fakes news relayées par des faux profils et partagées ensuite dans les sphères militantes anti-néocoloniales. Cette guerre se joue aussi à travers des scènes de propagandes dans des films ou dessins animés, à l’exemple du film Touriste diffusé en mai 2021 à Bangui faisant l’apologie de l’intervention russe en République Centrafricaine et ses « instructeurs » envoyés par Moscou pour soutenir le président Faustin-Archange Touadéra face aux rebelles de la CPC (Coalition des patriotes pour le changement). Des messages de propagande et des infographies, floquées sur des tee-shirts, avaient également été produits par une structure liée à Evgueni Prigogine – homme d’affaires à la tête de Wagner, proche de Vladimir Poutine et à l’origine de l’usine à trolls russes, l’Internet Research Agency –, et distribuer aux populations africaines. En somme, le Mali est devenu une cible privilégiée de publication de contenus pro-russes, accompagnant ainsi l’activité de la société militaire privée dans le pays. 

La France reste très attachée à l’idée d’un pré-carré en Afrique, du fait de son histoire coloniale et des relations privilégiées qu’elle a noué avec les pays francophones africains à l’issue de la décolonisation. Cet héritage colonial a souvent entravé les relations nouées avec les pays africains francophones. L’émergence de puissances concurrentes sur ce continent a permis aux Africains de sortir du face-à-face, qui tenait du monologue, avec les anciennes puissances coloniales. Elle leur offre un moyen de se démarquer de l’Occident, une autre façon d’envisager l’organisation mondiale. De plus, nous faisons face aujourd’hui un nouveau « scramble for Africa » remettant en cause ce pré-carré. N’est-il pas temps pour la France de repenser sa stratégie et d’accentuer ses efforts dans la guerre immatérielle ? 

 

Repenser la stratégie française en Afrique par l’offensive et le combat immatériel

L’arme psychologique est indéniablement devenue un des instruments majeurs de la bataille de l'information et notamment de celle des médias, moyens incontournables et indispensables pour diffuser les messages destinés aux amis comme aux ennemis. La guerre informationnelle est puissante, puisqu’elle confère l’avantage de l’anonymat, de l’imprévisibilité, et dans la mesure où la traçabilité de l’attaquant est souvent compliquée. Elle peut par conséquent être asymétrique au même titre que l’aspect militaire. Le général Thierry Burkhard, alors chef d’état-major de l’armée de Terre a déclaré le 18 juin 2020 que « les Armées doivent apprivoiser le champ de bataille immatérielle ». Il a également estimé qu’il fallait « continuer à investir de nouveaux champs comme le cyber, la déception, la résistance à la désinformation tout en assurant une meilleure prise en compte de l’influence » lors de son audition à l’Assemblée nationale.

Un rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées datant d’août 2018 livre une cinquantaine de mesures à mettre en place pour lutter contre les opérations de manipulation. De ce rapport, plusieurs éléments sont à retenir. Tout d’abord, la France doit fondamentalement améliorer sa communication. « Se contenter de réagir augmente le risque de perdre la guerre informationnelle. Pour la gagner, il faut non seulement assurer une présence permanente, avoir une stratégie de communication, des messages à faire passer, réfuter les fausses informations, mais aussi être proactif pour faire sortir l’adversaire de sa zone de confort. Si nos services détectent des trolls ou des bots dormants avant même qu’ils soient utilisés, par exemple, il faut les dénoncer publiquement. » Nous devons également développer nos services de renseignements dans la mesure où « notre défense immunitaire contre l’infection informationnelle repose non seulement sur notre capacité de surveillance et d’analyse de l’espace informationnel, mais aussi sur notre capacité à comprendre les acteurs ayant recours à la manipulation de l’information, à commencer par la Russie. Il faut donc soutenir la recherche sur la Russie et les espaces post-soviétiques. Il ne s’agit pas de ressusciter la soviétologie mais de se rendre à l’évidence qu’on ne peut répondre adéquatement qu’à ce que l’on connaît bien. » En somme, il est indispensable de connaître nos vulnérabilités dans ce domaine et celles de nos adversaires. Cela présuppose donc de connaître nos adversaires. La riposte apportée par l’armée française dans le cadre du charnier de Gossi est encourageante, d’autant que le général Thierry Burkhard ne semble pas négliger l’actuelle « guerre des perceptions », dans laquelle il ne s’agit plus de plus vaincre, moins de contraindre, mais dans laquelle il est devenu essentiel de convaincre. Concrètement, l’affaire de Gossi reste pour le moment un échec, dans la mesure où les populations locales nous estiment responsables de ce charnier. En effet, la France ne se concentre aujourd’hui que sur un seul front de la guerre informationnelle, se contentant bien souvent de façonner l'environnement informationnel français, plus qu’africain. Désamorcer une fausse information en France est relativement simple, ce l’est beaucoup moins dans les pays africains dans lesquels la France est engagée, où le sentiment anti-français est tel qu’ils la veulent coupable à tout prix. La Russie profite évidemment de ce terreau fertile pour leur donner des raisons d’y croire. La justice militaire malienne a annoncé mardi 26 avril l'ouverture d'une enquête sur ce sujet, mais le gouvernement accuse néanmoins la France d'« espionnage » et de « subversion ».

Dans la crise sahélienne, le fossé existant entre l’approche internationale et les perceptions locales est précisément dû à l’absence de rupture paradigmatique qu’imposent les évolutions d’une région en pleine mutation. La France doit adapter sa stratégie en Afrique et adopter une communication sociale efficiente et transparente auprès des peuples Africains. Il paraît surtout essentiel de développer une doctrine informationnelle offensive, en combattant le feu par le feu, notamment par une approche locale et opérationnelle. Combattre la désinformation russe, c’est se donner les moyens de rebâtir une amitié de confiance avec les peuples africains.

 

Côme Latournerie

 

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