«Metaverse» : le mot est sur toutes les lèvres depuis les récentes annonces de Facebook. Et pour cause, derrière ce mot-valise, c’est un continent de promesses révolutionnaires qui se dessine. Mais dans cette effervescence, il est nécessaire d’évoquer une question cruciale que peu de gens évoquent : celle du rapport de force qui opposera les États aux entreprises privées dans ce nouvel écosystème de républiques numériques.
Qu’est-ce que le «metaverse» ?
Le « metaverse », parfois traduit « métavers » dans la langue de Molière, est un mot construit sur les termes « meta » (autour) et « verse » (univers). Un terme qui signifie donc grossièrement «univers parallèle » ou « univers alternatif ». Sous-entendu, un monde numérique où les humains finissent par vivre et interagir ; un monde qui se superpose au monde physique.
Le metaverse a encore une définition très floue. Mais on peut dégager de façon empirique au moins trois critères clés et structurants :
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Premier critère, le metaverse doit singer le monde réel. C'est-à-dire tenter de l’imiter mais sans en être une copie exhaustive ou réaliste. Un metaverse peut donc permettre aux utilisateurs d’évoluer dans des mondes fictifs ou avec des personnages fictifs, mais tout cela en gardant une partie des codes du monde réel.
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Deuxième critère, le metaverse est accessible par un moyen informatique de façon rapide et intuitive (smartphone, ordinateur, télévision…).
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Troisième critère, le metaverse est persistant, c’est-à-dire que ce monde alternatif existe de manière continue, comme le monde réel. Quand un utilisateur se déconnecte, le metaverse continue d’évoluer sans lui. C’est sans doute le critère le plus important, puisqu’il crée une addiction et une adhésion de masse, en provoquant un effet FOMO (Fear Of Missing Out, littéralement la peur de manquer quelque chose) : l’utilisateur reste connecté ou se reconnecte régulièrement, car il a peur de manquer quelque chose lors de ses absences.
Le metaverse est donc un terme qui désigne un ensemble très large de possibilités. En réalité ce terme couvre plus un concept qu’une technologie, plus un idéal de société qu’une vraie innovation de rupture, plus une forme d’organisation sociale qu’une création technique ou scientifique. L’idée est simple : permettre aux humains de vivre de plus en plus dans un monde virtuel. Voire de substituer le monde virtuel au monde réel.
Dans le monde de l’informatique, l’idée de créer un univers numérique parallèle est assez ancienne. Depuis les débuts de l’Internet, des tentatives plus ou moins fructueuses ont vu le jour, la plus fameuse d’entre toutes reste probablement Second Life, une sorte de cyber république réaliste, qui a compté jusqu’à 1 million d’utilisateurs. Dans un genre très différent, le jeu vidéo EVE Online propose depuis des années un monde persistant permettant à des joueurs de s’affronter pour le contrôle de galaxies entières. Encore dans une autre catégorie, World of Warcraft était déjà une sorte de metaverse medieval-fantastic permettant d’évoluer dans un monde merveilleux fictif, de s’organiser en guildes, de commercer avec d’autres joueurs, de combattre, etc.
Au-delà de ces évocations, qui rendront certains millennials nostalgiques, on trouve aussi des exemples beaucoup plus récents, qui parleront même aux lycéens et aux collégiens. Minecraft et ses milliers de serveurs persistants, GTA Online et ses serveurs de « roleplay » tendant à copier le monde réel, Pokemon GO et sa réalité augmentée… Un phénomène en pleine expansion dans un monde de plus en plus connecté. Mais surtout, un phénomène qui a explosé avec la crise du COVID-19.
Du fait des confinements successifs, l’immense majorité de la population mondiale s’est trouvée enfermée, dans des espaces exiguës, pour plusieurs jours ou semaines. Les mondes virtuels sont alors apparus comme un moyen rapide de s’évader, de voir ses amis d’école ou de travail, de s’amuser et de sortir un peu du monde réel si anxiogène et incertain. Pendant les confinements, en Europe comme dans le reste du monde, l’utilisation des jeux en ligne et des réseaux sociaux a donc explosé, à des niveaux qui n’ont pas baissé depuis. Les observateurs les moins avertis pourront s’émouvoir qu’une partie de la population mondiale s’évade dans des jeux vidéos et des mondes artificiels. Pourtant, la problématique est en réalité bien plus profonde et sérieuse que cela.
Les marques et la ‘’metaversisation’’ du monde
Jusqu’en 2020, les mondes virtuels pré-cités restaient de facto de simples univers de jeux vidéos. Certes, des joueurs y passaient un temps considérable, au point d’en oublier la vie réelle pour certains. Mais la frontière restait très claire entre le monde virtuel et le monde réel. Pour autant, depuis 2020 et ses confinements successifs, certaines entreprises vont encore plus loin et voient dans ces mondes virtuels un moyen d’asseoir une puissance qu’ils ne peuvent plus exercer dans un monde sous confinement. Ainsi, les entreprises du monde réel s’emparent peu à peu des univers parallèles et autres metaverses, contribuant donc à gommer sans cesse un peu plus les frontières qui existent entre l’univers du jeu et le monde réel.
À titre d’exemple, le phénomène Fortnite a organisé des événements réels au sein même de son jeu : en avril 2020, le rappeur Travis Scott donne ainsi un concert, dans le jeu, devant 12 millions de personnes. Encore, le jeu Roblox s’est associé à des grandes marques comme Vans et Gucci, pour proposer aux joueurs d’avoir accès dans le jeu aux habits qu’ils achèteraient dans la vraie vie ; et vice-versa d’avoir accès dans la vraie vie à une copie des habits qu’ils ont achetés dans le jeu. Pareillement, l’entreprise Atari a déboursé plusieurs centaines de milliers d’euros pour acheter des terrains à son effigie dans le metaverse : The Sandbox, un metaverse qui utilise la technologie blockchain gouvernée par la crypto-monnaie décentralisée SAND. Les exemples similaires sont légion, avec des entreprises prêtes à débourser des centaines de milliers de dollars pour acquérir des encarts publicitaires virtuels, des terrains virtuels, ou des objets virtuels. En d’autres termes, pour prendre le contrôle de ces mondes numériques.
Ces mondes parallèles prennent ostensiblement leur essor à une vitesse étonnante, un phénomène encouragé par le contexte sanitaire qui tend à encourager la digitalisation du monde et des rapports humains, un phénomène sur lequel surfent donc déjà quelques marques. Certes, en observant tout cela, nous pourrions être tentés d’y voir simplement un effet de mode ou le délire de quelques utilisateurs déphasés et finalement très marginaux. Mais cette « ruée » vers le metaverse pose des questions autant éthiques que politiques.
S’il est vrai que jusqu’à présent tous ces univers parallèles étaient construits en support et en complément du monde réel, cette tendance s’inverse à mesure que les premiers prennent le pas sur le second. Les expériences et relations de la vie réelle deviennent alors des commodités à digitaliser. Pour certains utilisateurs, c’est désormais le monde réel qui sert de support à leur vie virtuelle. Des joueurs travaillent la journée pour avoir assez d’argent virtuel à dépenser dans leur jeu, des utilisateurs d’Instagram pensent leur vie dans l’optique de la mettre en scène sur leur timeline de réseau social, etc. La vie physique devient le moyen de notre vie virtuelle. Le numérique n’est plus un moyen, mais une fin en soi.
De là, il n’y a qu’un pas à franchir pour affirmer que, dans le monde de demain, on se mariera dans le metaverse, que les enfants se divertiront et étudieront dans le metaverse, que les parents travailleront dans le metaverse et aideront leurs enfants à faire leurs devoirs dans le metaverse. Il n’y a qu’un pas à franchir pour affirmer que demain on travaillera dans le monde réel pour obtenir de quoi acheter des habits de marque à son avatar virtuel, afin qu’il soit bien habillé pour la réunion d’entreprise ayant lieu dans le metaverse. Il n’y a qu’un pas à franchir pour affirmer que demain on travaillera dans le monde réel pour avoir assez d’argent pour aller en vacances ou à un concert avec ses amis dans le metaverse.
Cela paraît absurde. Pourtant, la question ne se posera pas demain. Elle s’est posée hier, à l’heure de Facebook, et la société dans son ensemble a adhéré au modèle proposé par les réseaux sociaux. En d’autres termes, l’humanité est mûre pour le metaverse, c’est-à-dire mûre pour voir formaliser de façon stricte et technique, ce qui est déjà le cas dans les faits : nous vivons dans des bulles virtuelles, une existence digitale entrecoupée de moments physiques.
Le metaverse n’est donc que le prolongement d’un mode de vie déjà acté mais qui était jusqu’alors inachevé pour des raisons techniques. Le metaverse, c’est cette promesse de pouvoir continuer à se divertir sans limites alors que le monde réel perd de plus en plus de saveur. Le metaverse, c’est la promesse de pouvoir continuer à consommer de façon infinie, alors même que les ressources s’épuisent : acheter une voiture ou prendre l’avion dans le « metaverse » ne se résume qu’à une ligne de code pour les utilisateurs. Les entreprises peuvent donc vendre à l’infini des objets qu’elles n’ont même plus à fabriquer, qu’elles peuvent générer via des lignes de code. Les agences de voyage peuvent vendre des road trips et des croisières sans avoir à gérer le déplacement de leurs clients, et sans avoir à anticiper les éventuels confinements à répétition. Aussi longtemps que les gens accorderont de la valeur à leur double virtuel, cette économie digitale fonctionnera, engrangeant des profits colossaux. Voilà ce qu’est en définitive le metaverse, la formalisation par la technologie d’une réalité qui existait déjà en puissance à travers les réseaux sociaux et la digitalisation du monde. Or c’est bien la clé fondamentale pour comprendre l’ensemble de ce sujet : puisque le metaverse n’est que la finalisation d’un long processus, les acteurs de l’économie numérique actuelle sont en bonne place pour maintenir leur domination et asseoir une forme de suprématie plus totale encore.
Le metaverse n’est donc pas un espace mais un moment. C’est le moment où notre vie virtuelle aura plus de valeur que notre vie réelle. Un moment dans le temps où l’intégration dans le web de tous les éléments de notre vie, au travers d’objets connectés, donnera naissance à une nouvelle manière de consommer, de travailler, d’avoir des relations sociales, et au final d’avoir une identité. Nous accordons déjà de plus en plus d’attention, et donc d’énergie, à nos vies numériques. Le metaverse est donc le moment où nos vies basculeront presque entièrement dans le monde virtuel, ce qui ne peut être qu’un processus (déjà enclenché) sur plusieurs décennies.
Matthias HAUSER
Partie 2 : Le metaverse, enjeu de souveraineté [2/2]
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