L’Europe de l’Est, terrain des luttes d’influence énergétiques entre la Russie et les Etats-Unis (Partie 3/3)

Loin des projecteurs médiatiques, les derniers mois ont vu une recomposition inédite des équilibres énergétiques fondamentaux en Europe de l’Est, sur fond de luttes d’influences directes et indirectes entre les Etats-Unis et la Russie, symbolisées par les sanctions prises à l’encontre du projet de pipeline Nord Stream 2.

Quelle place pour l’Union Européenne dans ces reconfigurations ?

Dans ces conditions, il est intéressant de voir comment réagit l’UE et quelles sont ses marges de manœuvre. Dépendante de la Russie pour sa consommation de gaz à hauteur de 36% (170,7 Mds m3 importés sur 469,6 consommés), elle semble divisée sur la ligne à adopter et paraît s’acheminer vers une diversification de sa dépendance.

D’un côté l’Allemagne, acteur majeur de l’Union, renforcera doublement son poids dans les instances communautaires : une première fois en raison du départ du Royaume-Uni qui laisse un espace vide à remplir et ramènera le nombre de puissances mondiales concurrentes membres de l’UE de trois à deux, France inclus. A cette opportunité s’ajoute celle de devenir un hub gazier incontournable pour l’Europe. Toujours selon l’édition 2020 de la BP Statistical Review of World Energy, la consommation de l’UE s’élève à 469,6 milliards de m3, ses importations russes de 353,3 milliards et la seule capacité de Nord Stream (55 milliards) fait de l’Allemagne un point d’entrée qui représente 11,7% de la consommation continentale et 16% de ses importations. A terme, en intégrant la mise en service de Nord Stream 2 (55 milliards) et de Turkstream 2 (16 milliards), et en supposant la pleine utilisation de leurs capacités de transport, l’Europe consommerait 540 milliards de m3, en importerait 424, dont 110 par l’Allemagne, ce qui représenterait 20% de la future consommation et 26% des futures importations. Avec Nord Stream 2, la première puissance économique européenne tient donc une occasion rêvée de se substituer à l’Ukraine, renforcer son emprise énergétique sur le marché continental et ses partenaires, et accroître la dépendance à son égard, de concert avec la Russie. Toutefois, l’alliance sécuritaire conclue avec les Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN la contraint à se prêter à un jeu de bascule délicat entre les deux superpuissances, qu’elle pourrait d’ailleurs exploiter lors de négociations. C’est ainsi qu’elle a garanti le maintien d’un niveau minimal de 10 à 15 milliards de m3 de livraisons par l’Ukraine, nonobstant le démarrage de Nord Stream 2.

De l’autre côté, on constate par les réalités exposées plus haut que les anciens vassaux de l’URSS (notamment la Pologne) favorisent de facto les intérêts américains dans les affaires de l’UE et lui servent de cheval de Troie, en particulier quant à la législation intracommunautaire. C’est ainsi qu’en mars 2019, la Commission a publié un communiqué de presse dans lequel elle se déclare disposée à faciliter les livraisons de GNL américain aux prix du marché régional, en supprimant l’autorisation d’export réglementaire préalable moyennant simplifications de la régulation appliquée outre-Atlantique.

Dans ces conditions, en dépit de divergences de ses membres et malgré ses protestations contre les sanctions contre Nord Stream 2, l’Union Européenne s’achemine globalement vers une diversification de ses approvisionnements qui profiterait majoritairement aux Etats-Unis. D’une part, dans le cadre de l’union de l’énergie, les instances communautaires ont récemment élargi (février 2019) aux fournisseurs de pays tiers l’application de la directive gaz votée en 2009, qui impose la dissociation entre le propriétaire des infrastructures énergétiques et le gestionnaire d’approvisionnement gazier pour dynamiser la concurrence. Directement visé par cette règle qui remet en cause la viabilité de Nord Stream 2, Gazprom devrait donc perdre son monopole sur la chaîne de valeur et se scinder en deux entités, ou solliciter une exemption devant les tribunaux, sans succès jusqu’ici.

D’autre part, l’UE encourage la construction du gazoduc EastMed par son inscription à sa liste des projets d’intérêt commun et une subvention (modeste) de 36 millions d’euros sur les 6 à 7 milliards nécessaires. Impliquant la Grèce, Chypre (seul Etat-membre avec les Pays-Bas à pouvoir faire bénéficier l’UE de ses réserves) et Israël (ainsi que l’Italie à plus long terme), ce projet, dont le lancement a été officialisé début janvier 2020, doit exporter 9 à 11 milliards de m3 d’ici 2025 vers l’Europe méridionale depuis les gisements de Léviathan (Israël) et d’Aphrodite (Chypre), appelés à monter en puissance dans les années à venir. Soutenu symboliquement par la présence de Mike Pompeo (secrétaire d’État des États-Unis) lors de la signature d’accords intergouvernementaux, EastMed devrait donc concurrencer directement Turkstream qui représente les intérêts turco-russes dans cette région. Néanmoins, l’accord de la Turquie avec le gouvernement libyen de Fayez el-Sarraj sur la délimitation de leurs zones économiques exclusives empiète sur les îles grecques et permet à Ankara de revendiquer les hydrocarbures sous-jacents tout en obstruant le tracé du pipeline.

Le projet EastMed, en concurrence avec Turkstream (crédits : AFP)

En fin de compte, les Européens ont le choix entre une dépendance russe bon marché ou une diversification plus coûteuse alignée avec les intérêts américains. Au cours d’un colloque, le PDG de Total a ainsi estimé le coût du gaz russe à 3-4 dollars  de MBTU (unité de vente du gaz représentant son pouvoir énergétique) contre 6-7 pour son rival américain. Au regard des ambitions de l’union de l’énergie, les institutions continentales semblent davantage s’orienter vers cette dernière solution.

Au milieu de ce jeu de puissances, la France reste peu impactée, important 20% de son gaz naturel de Russie et 39% de Norvège ; ressource qui représente elle-même 15% du mix énergétique national et réduit l’impact du gaz russe à 6% des besoins globaux. Malgré la participation d’Engie au financement de Nord Stream 2 (et peut-être pour protéger le groupe de sanctions), ces faibles interactions ne l’ont pas empêché de faire pression sur l’Allemagne (réticente) pour faire adopter l’extension de la directive gaz aux pays tiers.

Au terme de ces quelques réflexions, il convient de rappeler que les affrontements énergétiques ayant lieu en Europe de l’Est s’intègrent dans un contexte géopolitique bien plus vaste et ne constituent qu’un des multiples leviers de puissance dont dispose un Etat pour faire prévaloir ses intérêts politico-économiques sur la scène internationale.

A cet égard, on est en droit de s’interroger sur la légitimité des Etats-Unis à imposer leur politique et se rendre responsables de l’indépendance énergétique de l’Union européenne et ses Etats-membres. Nombreux sont ceux qui font également partie de l’OTAN, pour structurer ou compléter leur architecture de défense. Pour autant et malgré les vœux de la Pologne pour une OTAN de l’énergie et l’intérêt croissant de cette organisation pour ce domaine, ses adhérents n’ont pas tous la même conception de la sécurité globale que celle de leur partenaire américain.

Enfin il n’est pas exagéré de constater que les pays de l’Est, en désaccord périodique avec l’UE quant à sa légitimité dans certains domaines, sont un terrain propice aux initiatives de la Chine dans le cadre du déploiement des Nouvelles Routes de la Soie, comme en témoigne leur participation au Format 17+1 réunissant annuellement l’Empire du milieu et les anciens vassaux de l’URSS.

Louis-Marie Heuzé

Partie 1 : Une offensive américaine multiforme

Partie 2 : La stratégie russe, entre rééquilibrage ukrainien et diversification des routes d’approvisionnement