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L’Europe de l’Est, terrain des luttes d’influence énergétiques entre la Russie et les Etats-Unis (Partie 2/3)

Loin des projecteurs médiatiques, les derniers mois ont vu une recomposition inédite des équilibres énergétiques fondamentaux en Europe de l’Est, sur fond de luttes d’influences directes et indirectes entre les Etats-Unis et la Russie, symbolisées par les sanctions prises à l’encontre du projet de pipeline Nord Stream 2.

Partie 2 : La stratégie russe, entre rééquilibrage ukrainien et diversification des routes d’approvisionnement

La stratégie russe, entre rééquilibrage ukrainien et diversification des routes d’approvisionnement 

Avant de décrypter la réaction de Moscou, il peut être utile de rappeler l’emprise de la Russie sur le système énergétique européen. A travers son géant étatique Gazprom, elle dispose à la fois d’un réseau d’infrastructures conséquent et de contrats et accords multiples pour alimenter les pays-hôtes, à savoir l’Allemagne et les pays d’Europe centrale. Ce circuit d’approvisionnement est structuré autour de quatre grands axes :

–    Par la Baltique, le gazoduc Nord Stream, achevé en 2011, d’une capacité de 55 milliards de m3 par an. Il assure une partie des débouchés du gisement arctique Yamal (pour l’exploitation duquel Total est partie prenante). Comme évoqué plus haut, le doublement de cette capacité par la construction de Nord Stream 2 fait débat, y compris en Union Européenne, et a été l’objet de sanctions de la part des Etats-Unis, hostiles à ce projet. Ces pipelines ont tous deux l’Allemagne pour destination.

Tracé de Nord Steam 2 (crédits : Nord Stream 2 AG)

–    Plus spécifiquement, le gazoduc Yamal assure le transit de l’essentiel du champ gazier éponyme en desservant la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne. Il est doublé par Northern Lights, plus ancien, dont un embranchement s’arrête à Varsovie et l’autre à Dolyna en territoire ukrainien où il est repris par Transgas en direction de la Slovaquie, de l’Autriche et de l’Allemagne.

–    Plus au sud, Brotherhood traverse l’Ukraine. En raison des tensions récurrentes des dernières années, la Russie travaille au développement de voies alternatives ; néanmoins le contournement de cet Etat, un temps envisagé par la construction d’un doublon polonais (Yamal 2) a été abandonné au profit de Nord Stream 2. Les approvisionnements en pétrole se limitent à l’oléoduc Droubja (Amitié), irrigant autant la Biélorussie que l’Ukraine.

–    Enfin, l’inauguration récente de Turkstream au sud en fait le pendant de Nord Stream en Europe septentrionale, en contournant comme lui l’Ukraine pour acheminer ses volumes par les Balkans à moyen-long terme.

Architecture générale du système d’approvisionnement énergétique russe vers l’Europe (crédits : S&P Global Platts)

Face aux ‘’tirs de barrage’’ évoqués de ses anciens satellites et au retard engendré par les entraves suscitées contre Nord Stream 2, la Russie adopte elle aussi une réponse protéiforme et met en œuvre plusieurs stratégies simultanées. Tout d’abord, on peut noter une logique de temporisation dans la signature le 30 décembre d’un accord entre Gazprom et son homologue ukrainien Naftogaz, par lequel ce dernier renonce à des poursuites devant les tribunaux internationaux moyennant 2,9 milliards de dollars. Parallèlement, toujours sur le front ukrainien, les deux Etats ont procédé à plusieurs échanges de prisonniers, et plus largement repris les négociations au format Normandie. De plus, elle consent des rabais significatifs (-40%) sur les livraisons de gaz à la Bulgarie. Néanmoins, cette temporisation ne remet pas en cause le désengagement énergétique russe en Ukraine constaté par le déclin des volumes annuels livrés (93,5 milliards de m3 en 2017, 65 milliards en 2020, 40 milliards estimés en 2021).

En outre, fort de la dimension eurasiatique de de son territoire, Moscou investit dans la diversification de ses flux d’exportation, perceptible à travers l’inauguration de Turkstream en janvier 2020. Également exposé aux sanctions américaines, ce nouveau gazoduc d’une capacité de 31,5 milliards de m3 contourne l’Ukraine par le sud et devrait en écouler la moitié vers la Bulgarie, la Serbie, et la Hongrie par le futur pipeline Turkstream 2.

Par ailleurs, le Kremlin regarde de plus en plus vers sa partie asiatique, comme l’illustre la mise en service de Force de Sibérie de concert avec la Chine le 2 décembre 2019. Long d’environ 2200 km (3000 km à terme), ce gazoduc de 38 milliards de m3 devrait à terme être prolongé vers Shanghai pour satisfaire les besoins énergétiques de la Chine, conformément au contrat liant les deux puissances, signé en 2014 pour un montant de 400 milliards de dollars sur 30 ans. Ce décalage du centre de gravité énergétique russe est accentué par le feu vert donné aux études de faisabilité en vue de la construction de son jumeau Force de Sibérie 2, également destiné à alimenter la Chine à partir du gisement gazier de Yamal (à la hauteur prévue de 50 milliards de m3 annuels), interconnectant ainsi les infrastructures d’approvisionnement de l’Est et l’Ouest de la Russie pour une meilleure flexibilité des livraisons vers l’Europe et l’Asie, notamment en cas de tensions avec l’une des parties. Néanmoins, la majorité des exportations gazières reste encore tournée à 88% vers l’Europe (227,5/256,6 milliards de m3 en 2019).

Au-delà des contraintes liées à la rigidité des pipelines, la Russie développe parallèlement ses exportations de gaz sous forme liquéfiée transportable par voie maritime, s’affranchissant ainsi des contraintes politiques, financières et parfois sécuritaires inhérentes aux infrastructures terrestres. L’expansion considérable de Moscou dans le GNL se manifeste dans les volumes livrés à ses clients : 15,4 milliards de m3 en 2017, 24,9 en 2018 et 39,4 en 2019. Si l’Asie reste stable sur les deux dernières années (17,2 milliards en 2018 ; 17,9 en 2019), la part de l’Europe a triplé sur la même période (6,8 milliards en 2018 ; 20,5 en 2019), concrétisant un nouveau levier d’influence appelé à se déployer sur le continent occidental.

L’intégration de Force de Sibérie 1 & 2 dans le système énergétique russe (crédits : Gazprom)

A partir de ces réorientations, on peut prendre en compte plusieurs considérations. Tout d’abord, la Russie prend acte de l’hostilité occidentale à son encontre, alors que dans un même temps les sanctions extraterritoriales américaines limitent sa capacité à nouer des partenariats et in fine, sa capacité de développement. De ce fait et implicitement, l’efficacité du pouvoir de nuisance de ces sanctions est assez reconnue par le Kremlin pour que ce dernier se mette en recherche de nouveaux débouchés. Elles n’empêchent pas toutefois d’achever les projets entamés avec des moyens nationaux moins performants. Ensuite, le pouvoir russe re-déploie sa stratégie d’encerclement énergétique de l’Europe en l’élargissant à ses extrémités géographiques, augmentant ainsi son emprise sur le Vieux Continent, proportionnelle au taux de remplissage de ses infrastructures et à l’ampleur des contrats signés, évitant les zones de conflit, s’affranchissant des redevances de transit en pays hostiles et sécurisant ses flux d’exportation par la redondance des installations. Enfin, en représailles aux sanctions subies par Nord Stream 2, la Russie a tenté d’affaiblir les producteurs de schiste américain par une hausse des volumes et un effondrement des prix du pétrole en faisant temporairement voler en éclats l’alliance OPEP+, mouvement contre-productif à l’heure de chute de la demande liée au coronavirus.

Louis-Marie Heuzé

Suite et fin Vendredi 18 septembre 2020

Partie 1 : Une offensive américaine multiforme

Partie 3 : Quelle place pour l’Union Européenne dans ces reconfigurations ?