Avec plus d’un tiers des entreprises du CAC 40 qui appartiennent à des acteurs étrangers et 75% du chiffre d’affaires de l’indice réalisé à l’étranger, il est difficile d’imaginer les grandes sociétés françaises se lancer dans une guerre économique au nom de la France. Alors que les deux plus grandes économies mondiales, les États-Unis et la Chine, disposent d’un cadre législatif strict, la France refuse toujours de suivre leur voie. Pourtant cela semble être le seul moyen pour contraindre les entreprises à devenir des soldats de la guerre économique et plus des ronins.
Le CAC 40 est l’indice qui regroupe les 40 valeurs (en réalité 36) les plus échangées sur la place parisienne parmi les 100 premières capitalisations boursières françaises. Ces valeurs représentent l’ensemble des secteurs d’activité de l’économie française. Ces entreprises seraient donc les « supers soldats » de la guerre économique, au service de la France. Pourtant une rapide analyse en sources ouvertes de l’actionnariat de l’indice permet immédiatement de se rendre compte que ces soldats goûtent peu à l’idée de souveraineté.
La guerre économique en France et les actionnaires du CAC 40
En France, en 2019 les actionnaires non-résidents détenaient 40,8% des entreprises du CAC 40. Même s’il est en constante diminution depuis 2013; il avait alors atteint le record de 48%, ce qui signifiait que presque la moitié des entreprises françaises du CAC 40 étaient détenues par des étrangers. Parmi ces non-résidents étrangers, 44,2% font partie de la zone euro et 33% sont américains. Enfin aujourd’hui 10 entreprises sur les 36 que compte le CAC 40 sont détenues à majorité par des investisseurs étrangers, ce qui reste plus faible que le record de 14 établi en 2015. Parmi les meilleurs exemples, TOTAL : 4ème plus grosse valorisation de l’indice et leader mondial du secteur énergétique détenue à 27,2% par des investisseurs français. SANOFI, 5ème entreprise pharmaceutique mondiale, est détenue à hauteur de 35,9% par des investisseurs français ou encore BNP PARIBAS, 2ème plus grosse banque européenne, détenue à moins de 50% par des investisseurs français. Alors que seul 60% de l’actionnariat du SBF 120 (CAC 40 + 80 autres valeurs françaises) est connu, on retrouve parmi les 6 premiers actionnaires, 3 entreprises étrangères.
Les actionnaires étant ceux qui dictent les stratégies des entreprises, l’analyse de ces chiffres montre qu’une grande partie des fleurons français ne sont finalement que des multinationales hors-sol.
Chiffre d’affaires réalisé hors du territoire: entreprises ronins
Dans la guerre, la capacité d’un pays à disposer d’armes plus puissantes et plus sophistiquées permet de faire la différence. L’intérêt que peut avoir une entreprise à soutenir un État est souvent porté par l’opportunité d’accroître son chiffre d’affaires. En 2019 le chiffre d’affaires (CA) total des entreprises du CAC40 était de 1387 milliards d’euros, un montant en hausse par rapport à 2018.
L’analyse géographique du lieu de réalisation du CA généré par ces entreprises permet de mettre en lumière qu’une immense majorité des revenus ne provient ni d’Europe et encore moins de France. Le chiffre d’affaires réalisé sur le territoire national représente une part de plus en plus faible du chiffre d’affaires du CAC 40, ce qui pousse les entreprises à prendre leur distance avec la stratégie du pays de domiciliation de la société-mère, la France. L’activité internationale représente 75% du chiffre d’affaires des entreprises du CAC40, dont plus de la moitié est réalisé hors d’Europe, ces entreprises n’ont plus de français que le nom.
Alors qu’en Chine ou aux États-Unis le marché intérieur est une force, en France le marché intérieur est exposé à la concurrence étrangère. Les entreprises françaises sont donc de plus en plus dépendantes de l’international pour réaliser leurs objectifs de croissance. Ce constat a poussé le GICAT a publié un rapport qui met en évidence le fait que des banques françaises limitent les financements à destination des entreprises du secteur de la défense nationale française, par peur des sanctions économiques.
Liste d’entreprises majeures du CAC 40 ayant un CA majoritaire à l’étranger :
Entreprises | Part du CA réalisé hors de France |
LVMH | 91,2% |
TOTAL | 75.1% |
Société Générale | PNB hors de France 51.8% |
SANOFI | A minima 75% |
PEUGEOT | 77,2% |
DANONE | 91,3% |
AIRBUS | A minima 67,9% |
Thales | 75,8% |
Dans cette liste non exhaustive, des sociétés présentent dans des secteurs stratégiques de l’économie française comme le luxe, le transport, mais surtout la défense, l’alimentaire, le pharmaceutique et l’énergie.
Le rôle des actionnaires dans la stratégie des entreprises
Il est donc logique de s’interroger sur ce qu’est réellement une entreprise française. Est-ce qu’une société avec un siège social en Suisse, comme STMicroElectronic, peut être considérée comme française ? Selon la définition, est considérée comme entreprise française, une société qui contribue au PIB de la France. Le cas de la Russie, Etat dont les performances économiques ne sont pas à la hauteur de sa puissance, montre que cette définition n’est pas adaptée au contexte de guerre économique.
Dans la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, des enquêtes ont révélé le rôle clé du Department of Justice (DOJ) américain. Le rachat s’est réalisé avec l’aval des actionnaires de General Electric et les États-Unis souhaitaient empêcher le rapprochement entre Alstom et Shanghai Electric. General Electric s’est donc comporté comme un “soldat”, au service de son général, au travers de sa parfaite coordination avec l’administration publique ici représentée par le DOJ.
Pour continuer sur la métaphore il est légitime de se demander si un soldat appartenant/opérant dans l’armée A aurait l’envie de combattre contre l’armée B alors qu’il est originaire de cette dernière et que c’est elle qui le paye. De par leur contrôle des sociétés, leur capacité à influencer la stratégie d’une entreprise, les actionnaires sont des acteurs majeurs de la guerre économique. Souvent guidés par des objectifs économiques, ils peuvent aussi être au service de leur État d’origine si celui-ci le leur demande.
La conscription américaine et chinoise
Alors que l’administration Biden est en place depuis seulement quelques semaines, cette dernière vient de publier lundi 25 janvier un décret donnant la priorité aux entreprises et aux produits américains pour les marchés publics de l’État Fédéral. Cette action démontre à la fois le côté souverainiste des démocrates mais aussi la forte relation qu'entretient le gouvernement américain avec les sociétés privées du pays. Déjà en 1988, entrait en vigueur l’amendement du Defense production Act, connu sous le nom de Exon-Florio qui permet au président d’apposer son veto au rachat d’une entreprise américaine si cela remet en cause la sécurité des États-Unis. Ainsi depuis au moins les années 1980 un certain nombre de lois ont été adoptées aux Etats-Unis, afin de contrôler ou restreindre les investissements dans une entreprise américaine, par un acteur étranger. Ensuite, la loi The Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA), a autorisé le Comité sur les investissements étrangers (CFIUS) à examiner les transactions des investisseurs étrangers dans les secteurs clés, comme les télécoms ou les semi-conducteurs. Enfin plus récemment, en 2017 le Congrès a adopté le United States Foreign Investment Review Act, qui autorise le département du commerce américain à examiner les effets économiques d’un investisseur étranger sur une entreprise américaine. Ces mesures ont toutes pour objectif de protéger les entreprises nationales, sous couvert d’atteinte à la sécurité nationale. Ce qui explique que les actionnaires américains fassent allégeance aux autorités nationales. Les États-Unis ne sont pas le seul géant à avoir compris l'intérêt de pouvoir contrôler la volonté des actionnaires d’une entreprise domiciliée sur le territoire national: la Chine a récemment renforcé son arsenal législatif à ce sujet.
Après avoir imposé pendant de longues années le transfert technologique aux entreprises étrangères, la Chine s’est dotée d’un arsenal législatif lui permettant également de contrôler les investisseurs étrangers dans ses entreprises nationales. La loi Foreign Investment Law of the People's Republic of China, présentée en 2019 et officiellement entrée en vigueur au 1er Janvier 2020 a pour objectif de remplacer et améliorer le pouvoir de coercition institué depuis les années 70-80. Cette loi définit des secteurs d’activité dans lesquels les investisseurs étrangers en Chine devront être soumis à une analyse très stricte. Enfin un Foreign Investment information report system a été mis en place afin de collecter des informations sur la solvabilité des entreprises. Elle a été complétée par la mise en place d’un Foreign investment national security review system, qui vise à définir si la sécurité nationale est menacée, au même titre que les lois américaines.
Dans le but de ne pas refroidir totalement les investisseurs étrangers, l’Empire du Milieu a dans le même temps, en juin 2020, assoupli les règles dans d’autres secteurs. Mais cette loi a rapidement été complétée en décembre 2020, par la Commission nationale pour le développement et la réforme (NDRC), qui a publié de nouvelles règles qui rendent beaucoup plus difficile pour un investisseur étranger d’investir dans le secteur militaire, énergétique ou dans des infrastructures situées à proximité d’installations militaires. Le récent refus de l’introduction en bourse de Ant Financial, filiale d’Alibaba, l’a encore prouvé, la Chine ne laissera pas des entreprises stratégiques à la disposition d’investisseurs étrangers.
Le contrôle des investissements étrangers est indispensable pour un pays qui veut se lancer dans la guerre économique. S’il veut être capable de mobiliser les sociétés de son pays comme des soldats, il est primordial de pouvoir contrôler les actionnaires de ces dernières à la manière d’une conscription militaire. Alors que depuis 2013, le CAC40 retrouve davantage d’actionnaires français que par le passé, les entreprises de l’indice ont accru leurs internationalisations. L’objectif d’une entreprise reste de faire du profit, notamment pour verser des dividendes aux actionnaires et il est normal que le déclin économique de la France pousse les actionnaires à aller chercher des revenus à l’étranger. Il apparaît donc qu’avant toute entrée dans une guerre économique, la France doit d’abord fortifier ses bases (améliorer la compétitivité des entreprises), nourrir ses troupes (donner la priorité aux entreprises françaises sur l’ensemble des marchés publics, ce qui représente environ 85 milliards d’euros par an). Et enfin éviter qu’un trop grand nombre d’ennemis ne franchissent la ligne de front (se doter d’un cadre législatif strict qui empêche toutes entreprises étrangères de posséder une entreprise qui mettrait en cause l’indépendance de la France dans des secteurs stratégiques).
Ce n’est qu’à travers le contrôle de l’actionnariat de ses grandes entreprises, et du renforcement de son économie que la France pourra se donner une chance dans la Guerre Économique qui se joue.
Pierre Gonsolin
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