[CONVERSATION] Alexandre Medvedowsky, stratégies d’entreprises dans un monde fragmenté [partie 1/2]

A l’occasion de la publication de leur essai Stratégies d’entreprise dans un monde fragmenté, Xavier Desmaison et Alexandre Medvedowsky encouragent les dirigeants d’entreprise français à s’interroger sur l’hyper-compétitivité à laquelle est en proie l’économie mondiale. Face aux crises de la Covid-19, la guerre en Ukraine et à la fin du  «doux commerce», combien d’entreprises françaises ont découvert les nombreuses convergences économiques qu’elles partageaient avec l’Etat français ? La diplomatie d’affaires, une priorité de l’Etat pour les entreprises françaises ?

Portail de l’Intelligence économique (PIE) : Comment définiriez-vous la diplomatie d’affaires dans cet ouvrage ? Quelle place doit lui être réservée au sein de l’organisation ?

Alexandre Medvedowsky (AM) : Par l’écriture de cet essai, notre idée était de prendre le contrepied de toute la littérature sur la guerre économique. Souvent le terme “guerre” fait plus peur aux entreprises que du bien, ne correspondant pas toujours à leurs réalités quotidiennes et au monde dans lequel elles évoluent de nos jours. Les entreprises rencontrent la nécessité de s’adapter constamment à notre monde complexe, multipolaire et fragmenté. De bons outils sont indispensables pour anticiper et réduire les marges d’incertitudes qui mèneront à prendre les bonnes décisions stratégiques faisant face aux problèmes. La diplomatie – c'est-à-dire les outils du dialogue, de l’échange, des rapports de force et tout ce qui contribue aux lettres de noblesse de cet art – constitue une arme fondamentale dans l’appréhension et la résolution des crises. Je parle bien d’armes, ce qui n’est pas synonyme de guerre. Les rapports entre entreprises font appel aujourd’hui aux techniques de la diplomatie, d’où la diplomatie d'affaires dont nous parlons dans ce livre. Cette diplomatie n'exclut pas qu’elle soit parfois musclée, en témoignent les tensions géopolitiques actuelles sur le continent européen, en Indopacifique et en Afrique. Le monde entrepreneurial ne vit pas dans un état de guerre, mais dans un monde de dialogue, parsemé de bras de fer qui relèvent objectivement plus de la diplomatie que de la guerre. Toutefois, ne minimisons pas les faits :  certains actes offensifs sont souvent similaires à des guerres ouvertes, à l’image d’OPA agressives, de prises de parts de marché et des efforts pour s’en défendre. Dès lors, la nécessité pour les organisations d’anticiper, de se défendre et de se mouvoir, est vitale, d’où l'essor ces dernières années de la diplomatie d'affaires.

 

PIE : Vous soulevez, dans votre ouvrage, le réel besoin de conscientiser les chefs d’entreprise à la question de la défense des intérêts nationaux. Quels sont les obstacles à ces enjeux ? Sommes-nous bien conscients du fait que nous pouvons être en même temps des alliés géostratégiques et des adversaires économiques avec certains Etats ? 

AM : Un certain nombre d’entreprises, qui détiennent un capital, un siège social ou une histoire agitant le fanion français, s’interrogent sur la manière de l’utiliser et le valoriser en France et à l’étranger. Ces entreprises avancent avec les atouts d’une nation. Il y en a d’autres au contraire qui ont tendance à dépasser ce cadre-là pour être européennes, multinationales, voire parfois qui se demandent si elles ne seraient pas plus mondiales que françaises. Un grand groupe comme Total Energie par exemple, est-ce un groupe français ou un groupe mondial ? La réponse de son président pourrait ne pas être celle que nous attendons, nous qui sommes fiers d’avoir Total comme entreprise française. Le rôle de l'Etat est de défendre une série d'éléments stratégiques, visant à préserver le patrimoine économique et technologique français. Cela va parfois dans le sens de ce que veulent les entreprises et un combat commun de défense des entreprises françaises contre la prédation peut alors se mettre en place. Cependant l’Etat doit parfois aller jusqu'à protéger une entreprise contre son propre management en cas de désaccord sur son devenir stratégique et celui des technologies associées. 

 

L'affaire Alstom a été emblématique de cette contradiction. Le management d'Alstom décide de vendre une partie du pôle énergie de cette entreprise aux Américains avec l’aval conditionné des dirigeants et politiques français. Cela aboutit à un scandale d’Etat que l’on continue d’évoquer dans beaucoup de milieux aujourd’hui. C'est un parfait exemple pour montrer que notre grille de lecture de ce que nous estimons appartenir à un secteur stratégique à un moment donné, peut évoluer. Les enjeux et les intérêts de l'entreprise doivent aller dans le sens des préoccupations de l'environnement qui l'entoure et notamment de celles des Etats. Il en va de la responsabilité du chef d’entreprise de se poser la question de la place qu’occupe son entreprise dans la société. 

 

La question de la frontière entre allié géostratégique et adversaire économique est un débat aussi intéressant que complexe, parce que ces notions ne relèvent en général pas du monde des entreprises ‒ qui nouent des partenariats stratégiques ‒, mais plutôt de la diplomatie et des Etats. Pourtant, c'est bien comme cela que le monde est en train de s’organiser aujourd’hui. Il faut comprendre que les grilles de lecture des chefs d’entreprises ne vont pas forcément dans le même sens que les grilles de lecture dans la géostratégie internationale. 

 

PIE : Quel regard portez-vous sur la bataille mondiale pour la maitrise des outils technologiques et le contrôle des données ? Quelle est la place de la France et de l’Europe en matière d’autonomie numérique ? 

AM : Les biens d'importance stratégique ont vu leur conception profondément évoluer dernièrement. Hier, les grandes batailles géostratégiques se sont déroulées pour la maîtrise des énergies – dont le pétrole principalement – et c’est encore le cas aujourd’hui, en témoigne l’actualité récente. Toutefois, de nouveaux combats stratégiques s’y sont ajoutés plus récemment. Notre monde est régi par la communication : les informations, par leur collecte et leur circulation massives, sont devenues a fortiori une ressource extrêmement utile. Dès lors, le principal enjeu tourne autour de la détention des données et de leur exploitation dans le but d’en dégager de la valeur. 

 

A ce jour, on ne peut pas dire que la France et l’Europe soient bien positionnés dans cette bataille, à l’inverse des États-Unis qui, armés de leur GAFAM, maîtrisent des centaines de milliards de données sur nos vies. Ceci constitue d’ailleurs le fond de tension entre les États-Unis et la Chine, comme en témoigne l’affaire Huawei. Les États-Unis voient dans la 5G chinoise le moyen de récupérer de la donnée en masse pour dominer l’économie mondiale. La rétention au Canada de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille du dirigeant, s’inscrit dans cette bataille économique d’un empire contre un autre. Les pressions sur les pays alliés des Etats-Unis à ne pas autoriser Huawei à développer sa technologie participent de ce combat. 

 

Or, la France et l’Europe ont largement un train de retard dans cette course aux technologies. L’avenir de notre souveraineté se joue aujourd’hui dans le combat pour la construction d’un cloud de confiance en Europe, exploité par des entreprises européennes qui soient de taille à préserver la donnée, à la stocker, pour résister in fine aux toutes puissances chinoises et américaines. Toutefois, notre retard est tel que ni la France, ni l’Europe, ne sont en mesure de concevoir un cloud de confiance en toute autonomie. C’est ce qui pousse des entreprises comme OrangeThales, et Atos à s’associer avec des entreprises américaines, de sorte à ce que dans cinq, dix, ou cinquante ans, ils puissent devenir nos champions, totalement autonomes et émancipés. Donc à mon sens, l’accord de principe de don des données de l’Union européenne vers les Etats-Unis, révélé dernièrement, relève surtout du pragmatisme. A quel endroit doit-on porter l’effort principal aujourd’hui ? J’ajouterais aussi que nous ne pouvons pas nous permettre de vivre un protectionnisme absolu en matière de données – comme d’ailleurs dans aucun autre domaine – en nous fermant au monde. Ayons plutôt la sagesse de choisir les données vitales que nous voulons à tout prix protéger.

 

PIE : Les diverses pressions, émanant de l’actionnariat, des ONG ou des syndicats, ne sont-elles pas le terreau idéal pour décourager les entreprises à vouloir combiner le court terme au long terme dans leurs affaires ?

AM : Diriger une entreprise nécessite d’avoir une vision. Elle doit permettre aux entreprises de se projeter dans les stratégies de court, moyen et long terme. Cela requiert d’avoir une bonne prise en compte du marché, de ses technologies, et depuis peu, l’entrepreneur doit également veiller à la vie des parties prenantes de sa société. En France, l’apprentissage dans les grandes écoles se borne encore à l’étude des clients, des concurrents et éventuellement des Etats qui régissent des normes et des règles. Or, la mondialisation nous oblige également à analyser les géostratégies internationales, à considérer les causes soutenues par les associations et ONG se trouvant derrière les consommateurs – dont l’implication dans la vie publique ne cesse de croître –, à comprendre le jeu subtil de l’influence digitale, d’Internet et des réseaux sociaux dans l’économie. Cela incite le chef d’entreprise à affiner et mieux préparer sa stratégie en détail, et à intégrer la responsabilité sociale au cœur de celle-ci. Rappelons tout de même que les meilleures stratégies sont souvent celles qui sont annoncées haut et fort. Me vient à l’esprit l’exemple de la Chine, dont l’ambition de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049 n’est un secret pour personne. Et de fait, le chef d’entreprise doit apprendre à inscrire la vie quotidienne de sa société dans ses objectifs de long terme. En somme, le chef d’entreprise doit se garder de deux fléaux : la hâte et l’indécision.

 

Propos recueillis par Luc de Petiville

 

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