L’avenir de l’Union européenne dépendrait-il du bon vouloir de l’Allemagne ?

Si l’Allemagne demeure souveraine dans le choix de ses partenaires économiques, sa volonté d’ouvrir ses marchés stratégiques aux puissances russe et chinoise, explicite sa réticence à contribuer à la construction d’une Europe unie et souveraine. A travers du rachat portuaire d’Hambourg par Cosco (Chine) et de l’ingérence russe exercée en lien avec Gazprom, l’Allemagne illustre la réalité des faiblesses de l’Europe en matière de guerre économique. Le Vieux Continent disposerait-il encore aujourd’hui de suffisamment d’armes, pour lutter contre les ingérences ou les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques ?

 

L’armateur Cosco, outil de la conquête chinoise en Europe invité par l’Allemagne.

Contre l’avis des services de renseignements, de la classe politique et de six ministères (Economie, Intérieur, Défense, Finances, Transports et Affaires Étrangères), l’ancien maire d’Hambourg et actuel chancelier Olaf Scholz s’est montré en faveur de l’accord de la vente partielle entre l’opérateur du port de Hambourg (HHLA) et l’armateur chinois Cosco.

Rappelons que le port d’Hambourg est le premier port commercial de l’Allemagne et le troisième en Europe, en 2019 le trafic de ce port s’élevait à 137 millions de tonnes. Le port d’Hambourg forme avec ceux d’Anvers et de Rotterdam la clé de la « Northern Range ». Il s’agit de la principale interface maritime européen et regroupe quinze ports. Elle est un point de passage privilégié sur l’ensemble de l'Europe, puisqu’elle donne accès à l’arrière pays appelé l’Hinterland, c’est-à-dire les régions les plus densément peuplées et plus riches d’Europe. La Northern Range est la deuxième façade maritime au monde derrière celle de l’Asie Orientale, elle représente environ 9% du trafic maritime mondial et reçoit plus de 80% des importations de l’UE.

 

Figure 1 – Northern Range

 

Cosco se trouve être le premier armateur chinois depuis 2018 à la suite de la fusion entre Cosco et China Shipping en 2016, et le volume transporté par ses navires est en constante augmentation depuis 2017, passant de 16 985 997 TEU à 18 882 522 TEU en 2020 (Twenty-foot Equivalent Units : une unité approximative de mesure des terminaux et navires porte-conteneurs). L’axe Asie-Europe constitue sa deuxième source de recette la plus importante en 2020, elle représente 23% de ses recettes soit 33 626 856 €.

Cosco n’est pas une simple entreprise mais bien l’outil de la puissance conquérante chinoise. En 2008, alors que la Grèce connaît la plus grande crise économique de son histoire, Cosco voit là l’occasion d’acquérir des parts dans le port de Pirée. Huit ans plus tard, Cosco devient l’actionnaire majoritaire dans ce port et aujourd’hui le groupe chinois détient 67% du capital de cette infrastructure portuaire. La conquête de Cosco en Europe est agressive, puisqu’il détient également 90% du port de Zeebruges en Belgique. Ces investissements étrangers portent en eux l’ingérence politique de la République Populaire de Chine, on peut légitimement se demander pourquoi la Grèce a constamment voté contre les résolutions européennes concernant les potentielles atteintes aux droits humains en Chine depuis l’arrivée de Cosco dans le port de Pirée. Cosco s’inscrit dans la stratégie chinoise Belt and road initiative (BRI) ou Routes de la Soie et plus particulièrement à la Maritime Silk Road (MSR). L’objectif chinois est de développer un réseau de ports entre la Chine et l’Europe et également en Arctique. Cette stratégie permettrait à la Chine de constituer un réseau complet d’infrastructures portuaires en reliant BRI et Collier de Perles

 

Les Nouvelles routes de la soie

Figure 2 – Les nouvelles Routes de la Soie sont un vaste projet commercial stratégique chinois visant à relier l'Asie à l'Europe

 

Ce plan d’achat défie donc toute logique européenne, bien que Cosco soit actuellement le plus gros client du port de Hambourg, la vente de ce port stratégique au groupe chinois serait une illustration de la dépendance allemande à la Chine. Au niveau européen cette vente serait également menaçante car le groupe chinois aurait le contrôle d’un point stratégique de la “Northern Range”. Dans un contexte de guerre économique assumée avec la Chine, il est compliqué de comprendre ce choix de l’Allemagne allant à l’encontre des intérêts de l’UE. La visite en Chine d’Olaf Scholz prévue début novembre permettrait sans doute d’y voir plus clair sur cet accord et de comprendre quelles sont les contreparties pour l’Allemagne. Si l’Union européenne peut devenir un véritable atout dans cette guerre économique en défendant une politique d’intérêt régional, il est indispensable que Olaf Scholz revienne sur cette décision de vente et rejette les tentatives d’ingérence commerciale et politique de la part de la Chine.

 

Cependant cette affaire est aussi l’occasion de repenser l’aspiration française à s’allier avec l’Allemagne dans les domaines stratégiques. Notre voisin n’en est pas à son coup d’essai en termes de préférences commerciales extra-européenne et ne semble pas se soucier de l’indépendance stratégique de certains secteurs. Ce choix allemand pose également la question de la puissance de l'UE face aux puissances étrangères, malgré cette union les pays ne semblent pas disposer d’une puissance suffisante pour refuser les investissements étrangers de puissances extérieures. 

 

L’ingérence Russe dans la politique énergétique gazière allemande

L’enquête du média d’investigation Correctiv sur le lobby Gazprom en Allemagne nous livre les stratégies d’influence russes chez nos voisins et nous pouvons d’ores et déjà regretter le manque de publicité à son égard. La Russie, à travers son fleuron national Gazprom, a encouragé le renforcement de la dépendance allemande à ses exportations gazières. 

En 2022, la moitié du gaz allemand provenait de la Russie, et selon les journalistes de Correctiv, cela a été permis par une vaste entreprise de chantage et de corruption de la part de Gazprom. Deux Landers allemands, la Mecklembourg-Poméranie (MV) et la Saxe ont été identifiés par le pouvoir russe comme des lieux stratégiques concernant leurs pipelines. Le rôle de l’énergéticien Verbundnetz Gas (VNG) est assez emblématique pour expliciter la manière dont ce lobbying a été mis en place. VNG est l’un des principaux énergéticiens allemands, il est le troisième importateur de gaz dans le pays et achète du gaz à la Russie depuis les années 1970 dans le cadre de contrats de fourniture à long terme. VNG fournirait du gaz russe à environ 400 services publics municipaux et industriels, soit 20% des besoins en gaz de l’Allemagne

Le groupe VNG a récemment fait parler de lui en sollicitant une aide financière de plusieurs milliards d’euros auprès du gouvernement fédéral allemand. En effet, le conflit Russo-ukrainien a sérieusement affecté les activités de VNG, en stoppant la majeure partie de ses usines. Si travailler avec la Russie ne constitue pas un crime en soi, les preuves de compromissions entre des hommes politiques allemand, l’entreprise Gazprom et le groupe VNG demeurent préoccupantes. 

Parmi ces liens, nous pouvons citer Matthias Warning, membre du conseil de surveillance de VNG pendant cinq ans, ancien officier de la Stasi en RDA, directeur général de Nord Stream 2 et proche de Vladimir Poutine. L’autre homme fort de la stratégie de lobbying de Gazprom est l’ancien Chancelier Gerhard Schröder (1999 – 2005) qui fût nommé président du comité des actionnaires de Nord Stream 2 (détenu à 50% par Gazprom),  a posteriori de ses fonctions de Chancelier, et peu de temps après avoir qualifié Vladimir Poutine de “démocrate sans faille”. Nous pouvons également citer les différentes conférences organisées par VNG (Deutsch-Russiche Rohstoff-Forum) pendant lesquelles se mélangent hommes politiques allemands et russes à Saint-Pétersbourg et Düsseldorf. Nous pouvions y retrouver l’ancien ministre fédéral de l’économie Sigmar Gabriel (SPD) ou encore le ministre-président de Saxe Michael Kretschmer (CDU). C’est ce même ministre fédéral qui en 2016 se prononçait en faveur de la levée des sanctions sur la Russie après son invasion de la Crimée en 2014. Ainsi, les parties du SPD et du CDU, pourtant pro-européens, ont bénéficié des largesses de Gazprom à travers l’énergéticien VNG.

 

Figure 3 – Conflits d'intérêt entre Gazprom et la parti social démocrate allemand

 

D'autre part, il convient de s'intéresser au site de stockage de gaz de Peissen, détenu par VNG et Gazprom, et aux contrats à long termes signés entre ces deux parties en 2019. Bien que VNG s’est constamment défendu de promouvoir les intérêts énergétiques de la Russie en Allemagne, il est impossible de ne pas y voir un lobbying mêlé à de l’ingérence du Kremlin dans ces affaires.

Les lobbys pro-russes se sont également étendus aux ONG allemandes comme le révélait Le Canard Enchaîné en août 2022. Si l’on en croit les révélations du média français et du Welt am Sonntag, Gazprom aurait versé pas moins de 192 millions d’euros à l’organisation écologiste allemande : La Fondation pour la Protection du Climat et de l’Environnement. Ce n’est pas le premier virement adressé aux ONG anti-nucléaires, le média allemand avait déjà révélé l’existence d’un virement de 10 millions d’euros à la Naturschutzstiftung Deutsche Ostsee. Ces différentes compromissions entre l’Allemagne et la Russie ont eu un effet regrettable sur la politique énergétique française. La Russie, en finançant les associations et hommes politiques antinucléaires allemands, à participer à l'annihilation de toute possibilité de partenariat énergétique dans le domaine nucléaire entre français et allemand. Si l’Allemagne n’a rien fait d’illégal avec la Russie, elle semble tout de même prise dans les mailles de son filet. 

 

Le Canard Enchaîné, août 2022.

 

Le "couple franco-allemand" porté par Valéry Giscard d’Estaing et Helmunt Schmidt dans les années 1970 est aujourd’hui au bord du divorce. L’Allemagne soutient sa stratégie “Germany First” et ne conçoit l’aboutissement de ses partenariats avec la France  que selon son bon vouloir. Si Olaf Scholz décidait de confirmer cet accord de vente partielle du port d’Hambourg, la Chine aurait un nouveau point d’appui stratégique dans les zones maritimes européennes et pourrait continuer sa stratégie de conquête commerciale. De plus, la compromission des hommes et des partis politiques avec les lobbys russes ne laissent entrevoir aucun partenariat durable et solide entre la France et l’Allemagne dans le domaine énergétique.

Malheureusement les conflits stratégiques entre la France et l’Allemagne sont multiples. Comment expliquer par exemple que nos voisins, cherchant à reconstruire leur puissance militaire, ont choisi de se doter des F-35 américains plutôt que des Rafales de Dassault ni même de l’Eurofighter ? De même, que penser de la volonté allemande de contrôler les exportations d’armes des pays européens ? Comment comprendre également le discours d’Olaf Scholz à Prague, dans lequel il défend un élargissement de l’UE à 36 Etats ? En termes de politique énergétique, que doit-on penser des pressions allemandes sur la fermeture des centrales de Fessenheim ? Enfin, comment comprendre les attaques des Verts Allemands sur la politique nucléaire française alors que ces mêmes Verts et autres groupes anti-nucléaires apparentés jouissent des largesses financières de la Russie ?

Si l’expression “couple franco-allemand” n’existe pas dans la langue germanique, il est peut-être temps de s’interroger sur la pertinence de ce terme dans la langue française. L’attitude allemande dans ces deux affaires s’inscrit difficilement dans un processus de construction d’une Europe souveraine et indépendante. Il apparaît indispensable pour la France et ses alliés européens de redéfinir les intérêts stratégiques de l’Union européenne afin d’établir une union forte et concernée par les tentatives d’ingérence étrangère sur le Vieux Continent. 

 

Alex Forner

 

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