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Accord Nord Stream 2 : vers un nouvel équilibre énergétique en Europe de l’Est ?

Signé fin juillet 2021, l’accord germano-américain sur la sécurité énergétique européenne acte la finalisation du gazoduc Nord Stream 2, redéfinissant en profondeur les positions et intérêts des acteurs de l’échiquier énergétique européen. En toile de fond de ce revirement américain, se dessine la perte de parts de marché gazières de la Russie au bénéfice de ces derniers.

Un an et demi après l’interruption des travaux par les sanctions américaines, Nord Stream 2 entrevoit potentiellement une prochaine mise en service. Achevé le 10 septembre, le projet de pipeline, d’une viabilité incertaine jusqu’ici, tend à s'inscrire durablement dans l’échiquier énergétique européen, et ce en plusieurs étapes. Le 21 juillet dernier, un accord a été conclu entre Washington et Berlin, à l’occasion du dernier déplacement d’Angela Merkel à la Maison Blanche, tandis que deux mois plus tôt le Secrétaire d’Etat Anthony Blinken levait les sanctions sur son opérateur Nord Stream 2 AG.

La déclaration commune issue de ce déplacement détaille plusieurs dispositions très concentrées sur les risques potentiels de pressions russes sur la sécurité énergétique de l’Union Européenne via une rupture d’approvisionnement gazier. La première disposition concerne la menace de sanctions portée par l’Allemagne dans l’éventualité du détournement de l’usage de Nord Stream 2 ‘’à des fins politiques’’, notamment dans le cadre du conflit ukrainien. Accessoirement, les règles européennes concurrentielles visent potentiellement Gazprom. En effet, elles intègrent les principes de réversibilité des livraisons entre deux points (unbundling) et celles relatives à l’accès des infrastructures aux tiers définies par le troisième paquet énergie-climat de 2009, qui devront être appliquées sur ce projet (point confirmé le 25 août par une décision du tribunal de Düsseldorf rejetant une demande de dérogation). De ce fait, elles menacent  le modèle économique intégré de l’entreprise russe, ses revenus et sa stratégie de conquête de marchés par les volumes.

Dans un deuxième temps, les Etats-Unis et l’Allemagne souhaitent collaborer sur deux axes. Le premier aura pour but de  sécuriser les revenus de l’Ukraine et son approvisionnement en gaz à long terme. Le second cherchera à réduire la dépendance énergétique de Kiev à son voisin russe en prolongeant ses contrats d’approvisionnement avec Moscou de 10 ans (à partir de 2024, négociateur allemand à la clé) tout en créant un fonds pour la transition énergétique d’un milliard d’euros abondé par Berlin pour 175 millions, de manière à diversifier son mix. Plus largement, la chancellerie fédérale s’engage à soutenir l’Initiative des Trois Mers (Etats voisins des mers Baltique, Noire et Adriatique) visant à développer l’autonomie énergétique, digitale et infrastructurelle de ses membres par rapport à la Russie.

A ce stade on peut néanmoins relever un détail intéressant : la version allemande de la déclaration est exempte de mentions concernant un soutien financier à la transition énergétique ukrainienne ou aux ambitions de l’Initiative des Trois Mers, laissant entrevoir une première dissonance avec son partenaire américain dans l’application de l’accord.

Même si pour la première fois la Maison-Blanche reconnaît implicitement l’achèvement du gazoduc sans opposition de principe de sa part, matérialisée par des sanctions, les limites de cet accord, illustrés par ce décalage, ressortent sur deux points. D’une part, la Russie directement partie prenante n’en est pas signataire. D’autre part l’Allemagne s’oblige davantage à une obligation de moyens que de résultats, s’engageant à agir à l’échelon national, plaider des mesures efficaces, respecter la lettre et l’esprit du troisième paquet énergie, utiliser toutes les possibilités d’influence, ou exprimant son ferme soutien à l’Initiative des Trois Mers dans la version américaine de la déclaration. De fait, il apparaît qu’une partie significative de son application concrète se trouve dans le paragraphe relatif à la création du fonds ukrainien de transition énergétique et ses aspects financiers. Ceux-là même absents de la version allemande…

 

Feu vert pour Nord Stream 2, avantage pour la Russie à court terme ?

Pour chacune des parties prenantes – Russie, Allemagne, Etats-Unis, Pologne, Ukraine – cet accord fait évoluer leur positionnement concurrentiel sur le marché régional de l’énergie. Il semble ainsi que la Russie et l’Allemagne sortent grands gagnants de cette confrontation. Pour le Kremlin, c'est une digue majeure qui tombe : l’achèvement de Nord Stream 2 passe d’un régime d’interdiction à un régime de compensation des dommages collatéraux de sa mise en service pour les pays de transit, et notamment l’Ukraine. Toutefois cette déclaration signale aussi le basculement d’un jeu d’échecs, où il fallait empêcher le gazoduc de voir le jour et alimenter l’Europe, vers un jeu de go où la menace de sanctions pourrait servir de levier de négociation, dans la plus pure tradition “trumpienne”.

Deuxième bénéficiaire de ce bras de fer russo-américain, l’Allemagne se retrouve au centre du jeu énergétique européen, et ce à double titre. Premièrement, elle s’apprête à capter (au maximum) 110 milliards de m3 de gaz importé pour une consommation potentielle de 540 milliards sur le Vieux Continent (soit 20% en 2019), notamment au détriment de l’Ukraine en déclin. Deuxièmement, cette nouvelle situation lui profite en raison du principe d’unbundling inscrit par le droit de la concurrence européen dans la continuité du troisième paquet énergie-climat (2009) ouvrant l’accès vers d’autres réseaux énergétiques que celui du seul destinataire. En l’occurrence, en cas de coupure de gaz en Ukraine de la part de la Russie sur fond de tensions géopolitiques, l’Allemagne pourrait faire partie des fournisseurs alternatifs en y retirant les revenus associés : que ce soit en période de stabilité ou de tensions, Berlin pourrait donc bien tirer son épingle du jeu gazier.

Outre-Atlantique, l’impression peut paraître plus mitigée. La déclaration laisse entendre que les Etats-Unis prennent acte de l’impact relativement limité de leurs sanctions. Ils constatent leur efficacité pour retarder le projet mais non pour le bloquer, si on considère le remplacement de fournisseurs européens par des solutions nationales telles que l’Akademik Tcherski ou le Fortuna en lieu et place de l’Allseas suisse pour la pose des canalisations. La motivation profonde de cette résilience pourrait surtout se résumer à une dédollarisation substantielle de l’économie privant Washington de fondement à sanctionner : en témoigne le désengagement d’un fonds souverain russe (NWF) de ses devises en dollars (40 milliards), intégralement liquidées le 5 juillet dernier. Un mois plus tôt Vladimir Poutine, tout en dénonçant l’utilisation du dollar comme arme de guerre économique, envisageait de libeller désormais les transactions de pétrole et gaz en euro.

Plus largement, la levée des sanctions peut être vue comme l’échec partiel d’une stratégie d’‘’étanchéification’’ entre l’Europe et la Russie, visant autant à priver cette dernière d’un débouché énergétique à l’ouest par les sanctions (Nord Stream 2 au nord, Turkstream 2 au sud) qu’à ‘’débrancher’’ ses anciens satellites entre ces deux extrémités continentales en les autonomisant via l’Initiative des Trois Mers, et priver ainsi le Kremlin d’une aire d’influence économique traditionnelle.

De manière encore plus globale, on peut surtout s’interroger sur la valeur d’un gazoduc face à une guerre commerciale, sinon un affrontement systémique sino-américain dépassant la seule dimension énergétique, et sur l’intérêt d’arbitrer la concentration de ses forces vers l’un des deux rivaux, de manière à éviter la formation d’un bloc sino-russe difficile à fissurer. Une telle approche révélerait en creux un affaiblissement de la puissance américaine, contrainte d’arbitrer entre ses intérêts et de prioriser l’un au détriment de l’autre.

Du reste, cet affaiblissement peut aussi être perçu au travers des divisions internes, d’après un signal faible envoyé par la nomination d’Amos Hochstein au Département d’Etat comme conseiller ‘’sécurité énergétique’’ en charge de la mise en œuvre de l’accord. Déjà en poste au Bureau des ressources énergétiques de ce Département lors de la crise ukrainienne de 2014, cet opposant à l’achèvement de Nord Stream 2 est un ancien membre du conseil d’administration de Naftogaz (équivalent ukrainien de Gazprom), et membre du conseil d’administration de l’Atlantic Council (think tank américain déclaré indésirable par Moscou et ayant fortement inspiré le contenu de l’accord). D’autre part, la décision ne fait pas l’unanimité au Congrès, un amendement bipartisan ayant été déposé pour obliger Biden à revenir sur la levée des sanctions. A moins qu’il ne s’agisse d’un effet de manche pour donner des gages à l’opposition républicaine (chose discutable au regard de cet amendement) et resserrer la cohésion entre alliés à moindre frais, la nomination d’Amos Hochstein laisse supposer une interprétation minimaliste des termes de l’accord de l’autre côté de l’Atlantique…

Néanmoins son issue n’est pas gelée pour Washington. En effet, la participation de l’Allemagne à l’Initiative des Trois Mers et son implication dans le développement de la transition énergétique en Ukraine peuvent faire espérer un découplage entre Berlin et Moscou, du moins un rééquilibrage critique synonyme de réduction des interdépendances économiques de l’Allemagne envers la Russie, au profit d’un rapprochement avec les Etats-Unis et ses alliés.

A ce sujet, la Pologne (et les pays baltes dans une moindre mesure), traditionnellement hostiles à leur voisin slave et ses projets énergétiques, se révèlent être les grands perdants de cette nouvelle configuration. Pour ce pays, l’achèvement de Nord Stream 2 signifie en effet la perte de droits de transit (estimés à 5,4 millions de dollars pour 33,7 milliards de m3 en 2019), une diminution de l’importance de la Pologne pour la Russie (173 milliards exportés vers l’Europe, soit 19% des exportations) et surtout un itinéraire alternatif au transit vers l’Union Européenne susceptible de renforcer son influence énergétique. C'est pourquoi, au-delà d’un communiqué commun de protestation avec son voisin ukrainien, elle compte retarder, voire empêcher sa mise en service en impliquant son opérateur de gaz naturel PGNiG dans le processus de certification du gazoduc, de manière à faire valoir les infractions de Nord Stream 2 AG au droit de la concurrence européenne en matière énergétique. De son côté, la Lituanie se rapproche de la vision des Etats-Unis en voyant dans la décision germano-américaine une erreur si le gazoduc n’est pas utilisé comme moyen de pression pour contrer les ambitions régionales russes.

Enfin pour Kiev, les enjeux sont ambivalents. Si l’achèvement de Nord Stream 2 confirme un déclin du transit gazier russe déjà bien entamé (97 milliards de m3 en 2017, 55 milliards en 2020 et 40 milliards annuels prévus d’ici 2024), le privant d’environ un milliard d’euros (soit 3% de son budget annuel), ce manque à gagner représente aussi une opportunité de diversification de ses sources d’approvisionnement énergétique, moins dépendant du pétrole russe et davantage tourné vers les énergies renouvelables. Dans ce sens, la signature d’un partenariat stratégique avec l’Union Européenne huit jours avant concorde avec cette ambition. Par cet accord, cette dernière sécurise son approvisionnement en terres rares pour la fabrication de batteries en échange d’un appui à la politique de transition énergétique de Kiev, notamment dans la modernisation de son industrie et l’amélioration de son cadre réglementaire. Reste à savoir dans quelle mesure cette transition pourra compenser les pertes dans le secteur des hydrocarbures…

Dans tous les cas, l’achèvement de Nord Stream 2 peut aussi dépendre du résultat des élections fédérales allemandes ce 26 septembre et des négociations pour l’attribution des ministères. Les votes ont en effet positionné les écologistes (15%, principale formation politique opposée au gazoduc) en arbitres de la future coalition, potentiellement menée par le parti social-démocrate (25,7%) ou les conservateurs CDU-CSU (24,1%, également divisés sur la question). Devant un éventuel revirement de la position de Berlin, il est possible qu’on assiste à une course contre la montre. Ses opposants sont susceptibles de lancer des procédures pour atteinte à la concurrence dans l’attente des résultats avant application effective de sanctions. Ses partisans ont intérêt à finaliser au plus tôt la pose des tuyaux (chose faite début septembre) et la mise en service du gazoduc de façon à mettre la future coalition devant le fait accompli et se retrouver en position de force.

 

En arrière-plan, un lent recul de la Russie sur le marché gazier européen au profit des Etats-Unis

Nonobstant ce pas en avant pour la Russie, la réalité est sans doute plus nuancée. Au-delà des seuls enjeux de luttes d’influence régionales avec les Etats-Unis, la voie ouverte par l’accord sur Nord Stream 2 ne doit pas faire oublier l’affrontement pour les parts de marché, sur lesquelles Moscou a tendance à reculer au bénéfice de Washington.

En effet sur les trois dernières années (2018, 2019, 2020), les exportations de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) outre-Atlantique à destination du Vieux Continent ont sextuplé de 3,5 à 22,8 milliards de m3, quand celles de l’autre côté de l’Oural ne progressaient que de 250% (6,8 à 17 milliards de m3). De manière plus significative, les exportations russes par gazoduc ont régressé de 11% (171 à 152 milliards de m3) ; le cumul des exportations GNL et pipeline atténuant cette baisse à 5% (178 à 169 milliards de m3). Rapportées aux importations européennes en hausse de 2,8% (501 à 515 milliards de m3), elles aboutissent à une érosion des parts de marché russes de 7,5% (35,5% en 2018, 32,8% en 2020) lorsque les Etats-Unis multiplient les leurs par six (0,7% en 2018, 4,4% en 2020), sur des volumes plus faibles néanmoins. Plus secondairement, ce recul fait aussi apparaître un ratio dans lequel ces derniers représentent 2% des volumes russes d’exportations de gaz vers l’Europe en 2018 et 13,5% en 2020, manifestant l’émergence d’une concurrence sérieuse pour le Kremlin.

Dans ces conditions, ouvrir les vannes de Nord Stream 2 contre les intérêts de l’industrie GNL américaine, à rebours de toute cohérence stratégique, semble ne pas trouver d’explication satisfaisante, à moins d’un geste plus politique que réel, ou d’un intérêt supérieur à ceux de ces industriels tel que la rivalité systémique chinoise. Objectivement, la Maison-Blanche pourrait en effet s’accommoder de la décision du 25 août concernant l’accès du gazoduc aux tiers, pénalisante pour Gazprom, mais ce pari semble risqué si on considère l’éventualité pour le pétrolier russe Rosneft d’en exploiter une partie en tant que distributeur gazier. La logique de stratégie de puissance nationale primerait ainsi sur la logique concurrentielle…

En définitive dans cette partie d’échecs énergétique incertaine, il reste encore à la Russie la possibilité de diversifier ses débouchés géographiques ou énergétiques : dans le premier cas par la progression dans les Balkans du gazoduc Turkstream 2, également sous sanctions américaines et en voie d’achèvement. L'extension du complexe gazier Yamal, appelé à alimenter les marchés asiatiques via le développement du projet Arctic LNG 2 pourrait aussi appuyer cette logique de diversification. Concernant la deuxième option, Nord Stream 2 pourrait être reconverti en fournisseur d’hydrogène pour satisfaire aux ambitions du Green deal européen…

Louis-Marie Heuzé

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