La “Doctrine Gerasimov” et le “Sharp Power” constituent, depuis 2014, le fil rouge de toute la stratégie russe. Approche hybride, elle repose autant sur la guerre de l’information et la cyber guerre, que sur l’usage des armes. Cette doctrine porte le nom de son grand ordonnateur, le Général Gerasimov.
Le général Valery Gerasimov, clef de voûte de la nouvelle armée russe.
Officier le plus gradé de l’armée de la Fédération de Russie, le général Valery Gerasimov, est l’homme clef de la guerre menée par la Russie à l’Ukraine. En tant que Chef d’Etat Major des Armées, il rend directement compte au Président Poutine et actionne pour lui le dispositif militaire russe dans le Donbass et sur le territoire ukrainien. Mais si ce général discret est entré dans la lumière depuis le 24 février, date à laquelle les opérations russes en Ukraine ont débuté, son rôle stratégique est en réalité décisif depuis près d’une décennie.
Et pour cause : le général Gerasimov est l’artisan de la refonte totale de la doctrine militaire russe au tournant de 2014 : c’est lui, sur demande du Président Poutine, qui a été chargé de réformer totalement la vision russe de la guerre, pour sortir enfin de l’héritage soviétique et aller vers un appareil politico-militaire adapté aux conflits modernes. L’ambition de Gerasimov dans sa grande réforme de 2014, était de permettre à la Russie de faire face aux “guerres hybrides” qui agitent le monde. Y faire face tant sur le plan offensif, que défensif, tant par des mesures passives qu’actives, tant par des moyens militaires que politico-économiques. Avec la “doctrine Gerasimov”, c’est une véritable vision holistique de la guerre qui se déploie, une vision où l’action militaire et la force occupent une place de plus en plus réduite.
Cet ensemble de moyens militaires et non-militaires utilisés par la Russie pour remplir ses objectifs politiques et diplomatiques, a été baptisé du terme de “sharp power” par les chercheurs américains du NED. Le “sharp power”, c’est cette capacité qu’a un Etat à se situer à la croisée du soft et du hard power pour influencer la politique de ses adversaires ou de ses alliés par une série de mesures qui appartiennent le plus souvent à la grey zone (au sens du CSIS), c’est à dire à des moyens d’action machiavéliques, convoquant duplicité, tromperie, “déni plausible”, désinformation et influence.
Du Kosovo aux révolutions de couleur : une nécessité russe de repenser l’essence de la guerre
Pendant toute l’ère soviétique, la doctrine militaire russe s’est centrée presque exclusivement sur la dissuasion nucléaire et sur l’utilisation brute de la force, cela avec en sus toute une réflexion sur le versant paramilitaire, l’URSS fournissant des conseillers militaires à un nombre important de pays et de mouvements révolutionnaires. Pendant la période soviétique, la Russie perçoit peu la possibilité de sortir du pur fait militaire pour mener la guerre. L’échec en Afghanistan enclenchera certes un premier mouvement de réforme, mais le caractère très vertical, bureaucratique et finalement conservateur de l’armée rouge empêchera toute réelle révolution dans la façon d’appréhender la guerre.
C’est l’éclatement de l’URSS et les évènements qui s’en suivront qui pousseront la Russie à faire évoluer profondément sa doctrine. Après une première période de grâce de quelques années post-1991, il devient clair à partir de 1999 que, malgré la fin du bloc soviétique, la Russie et les Etats-Unis sont condamnés à rester de grands rivaux. Cela apparaît très clairement aux Russes lors de l’action américaine dans les Balkans contre la Serbie, puissance alliée de la Russie : lors de cette guerre, lorsque le gouvernement Primakov de Boris Eltsine constate que Washington, sans déployer de réelle force au sol, a été capable de mettre à genoux Belgrade.
Cette observation est un choc pour l’élite politico-militaire russe, qui comprend à ce moment que le bloc occidental est capable, de mener une “guerre sans contact”, sans affrontement direct, par la simple utilisation d’armes à distance, mais aussi par l’utilisation de techniques informationnelles et la mobilisation de réseaux protestataires comme Otpor…
De surcroît, cette observation russe intervient au moment même où les services de renseignement russes alertent d’une recrudescence activiste dans le Caucase, soit de façon endogène (Tchétchénie) soit sous l’impulsion d’acteurs étrangers pro-américains (Géorgie). La jeune Fédération de Russie comprend ainsi très vite qu’elle fait face à une guerre d’un type nouveau, où la force brute est finalement marginalisée, n’étant plus qu’un moyen d’une stratégie plus grande. Un type de guerre nouveau où le combat informationnel devient central. Les russes constatent surtout avec une forme d’impuissance que cette nouvelle forme de guerre permet aux américains de cibler, à distance, tous les pays de la zone d’influence russe voire, potentiellement, de semer le trouble au sein même de la Russie.
Pour mener la réflexion sur ces guerres hybrides, sur la façon de s’en prémunir et de contre-attaquer, pour faire évoluer la doctrine russe, le Gouvernement Primakov nommera un ancien du KGB… Vladimir Poutine, alors Secrétaire du Conseil de Sécurité de la Russie.
Poutine, qui n’est alors pas encore Président de la Fédération, nourrit très vite la certitude que ces “guerres hybrides” ne sont pas un épiphénomène de l’interegnum post-1991, mais qu’elles vont devenir le mode de résolution privilégié des conflits par les grandes puissances. Cette intuition sera confirmée très vite par les nombreuses “révolutions de couleur” pro-occidentales qui agitent tout “l’étranger proche” de la Russie, période révolutionnaire où le bloc occidental utilise des campagnes informationnelles et des campagnes d’astroturfing pour faire chuter plusieurs gouvernements réputés pro-russes.
Véritable bête noir des élites russes, ces révolutions colorées hantent l’esprit d’un Poutine, qui, fraichement élu président, cherche dès le début des années 2000 un moyen de rivaliser avec la stratégie d’influence euro-américaine, tant sur le plan défensif que sur le plan offensif.
La chute de Khadafi et les Printemps Arabes, en partie exploités et soutenus par le bloc occidental, convainquent le Président Poutine d’accélérer le travail sur ce sujet et il charge ainsi l’Etat Major russe de mener une réflexion profonde pour adapter la doctrine politico-militaire russe afin de prendre en compte cette dimension informationnelle. C’est ce qui donnera naissance à la Doctrine Gerasimov, du nom du général précité, qui en est à l’origine.
A noter qu’il existe ici un débat d’experts sur ce concept même : Mark Galeotti est le premier à utiliser le terme de “Doctrine Gerasimov” en Juillet 2014. Mais il reviendra sur ce terme quelques années plus tard, en niant le caractère “doctrinal” de la stratégie russe. Le débat repose en réalité sur deux approches du concept. L’approche “descriptive” affirme que la pensée de Gerasimov est en fait une simple description et une théorisation des méthodes guerrières américaines. L’approche “normative” affirme à l’inverse que la pensée de Gerasimov n’est pas qu’une description de ce que fait l’adversaire, mais bien une prescription formelle et un appel à user des mêmes techniques en les adaptant.
Il n’y a pas lieu de trancher ici ce débat ou de savoir s’il faut parler ou non de “doctrine”. Car en réalité il n’y a qu’une certitude : les théories de Gerasimov sont autant descriptives que normatives : c’est par l’observation de l’évolution du champ de la conflictualité moderne que le général russe a poussé à une mutation de l’approche russe.
Du neuf avec du vieux : contours et descriptions de la “doctrine Gerasimov”
Sur le plan purement militaire, cette doctrine insiste sur la nécessité de protéger le territoire national russe en développant des armes stratégiques rééquilibrant le rapport de force avec l’Amérique. Grâce à un effort technologique important, la Russie parvient ainsi, avec le Sarmat, le Kinjal, le Poséidon ou l’Avangard, à rattraper le retard qu’avait la Fédération vis-à-vis du pays de l’Oncle Sam. Ces armes hypersoniques, qualifiés "d'invincibles" assurent à la Russie de rester un sanctuaire inviolable qu’aucun pays ne voudra attaquer directement sans risquer une riposte et une escalade non-nucléaire immédiate, rendue possible par ces armes capables – paraît-il – de percer les défenses anti-missiles de tous les pays du globe.
Au-delà de cet aspect défensif initial, on retrouve dans la pensée de Gerasimov un autre aspect plus offensif, qui correspond à ce que l’ancienne génération de stratèges soviétiques appelaient les “opérations en profondeurs”. Pour les grands anciens de Gerasimov, cette doctrine visait à causer un effondrement du front militaire en infiltrant des groupes d’assaut blindés très mobiles, capables d’aller désorganiser les arrières du front ennemi.
Cette doctrine a été reprise et modernisée à partir des années 1990 pour prendre en compte l’évolution de la réalité et la professionnalisation des SOF (Special Operation Forces) du bloc de l’Ouest. Si bien qu’aujourd’hui, ces mêmes opérations en profondeur impliquent en réalité des forces spéciales, des troupes de choc et des forces paramilitaires, qui mènent ce qu’il est convenu d’appeler des opérations commando (au sens premier du terme) pour désorganiser ou prendre le contrôle des arrières de l’ennemi. Un exemple ancien et avant-gardiste de ce genre d’opérations est la prise de contrôle des centres pouvoirs afghans par les Spetsnaz lors de l’opération Chtorm-333 en 1979 ou en 2022, l’assaut de la 11e Brigade Parachutiste russe sur l’aéroport Antonov à Kiev. En d’autres termes, loin des massifs combats de chars de l’opération Bagration, il s’agit véritablement de situations où un acteur conventionnel utilise des méthodes irrégulières et asymétriques pour atteindre ses buts, d’où la qualification d’hybridité.
Mais ces aspects purement militaire précités, qu’ils soient défensifs (développement d’armes invincibles pour sanctuariser le territoire) ou offensifs (intégration des techniques de guerre irrégulière pour frapper les arrières du front), bien qu’ils soient des éléments importants de la vision russe des guerres hybrides, sont en réalité des éléments secondaires de cette doctrine.
En effet, selon les principes de la “Doctrine Gerasimov”, on considère que, dans ces nouveaux conflits, il y a un ratio de 1:4 entre opérations militaires et opérations non-militaires. La doctrine met en effet l'accent sur la nécessité d’utiliser des mesures non-militaires tout au long des conflits, à la fois avant, pendant et après la déclaration de guerre. En mars 2019, le général Gerasimov disait ainsi de façon très claire que “bien que le rôle décisif dans les conflits soit toujours joué par la force militaire, le rôle des méthodes non-militaires dans la réalisation des objectifs politiques et stratégiques est amené à augmenter de façon exponentielle”.
Au nombre de ces “méthodes non-militaires" devant servir à gagner la guerre, on trouve ce que la doctrine nomme la “défense active”, un concept oxymorique qui implique la “neutralisation préventive des menaces pour la sécurité de l'État [par l’utilisation de] mesures préventives [preventivnymi] qui permettent de capturer et de conserver l'initiative stratégique”.
Ces “mesures préventives” ne sont en réalité qu’une forme adaptée et modernisée de ce qui existait déjà dans la doctrine soviétique, à savoir les “mesures actives” (l’influence et la désinformation visant les sociétés civiles à des fins politico-militaires) et le ‘contrôle réflexif’ (l’influence et la désinformation visant le control & command center ennemi, son centre décisionnel).
Ces “mesures préventives” visent donc à la fois la population civile, mais aussi les décideurs eux-même, par des moyens différents mais avec des objectifs grossièrement similaires : il s’agit de changer la perception du champ de bataille qu’à l’ennemi, pour le pousser à prendre des mesures contraires à ses intérêts et favorables à l’intérêt russe. Un belligérant est ainsi capable d’imposer son rythme à l’autre.
L’idée générale de ces “mesures préventives” est donc de causer une forme d’attrition cognitive à l’adversaire en désorganisant sa puissance décisionnelle et la résilience de sa population civile. Et le premier moyen d’y parvenir est bien sûr l’utilisation de la guerre de l’information, qui change la perception du champ de bataille pour l’adversaire et donc qui fausse son évaluation de la situation, sapant sa volonté combative avant même le début de la guerre. On retrouve ici une partie des éléments de la doctrine de guerre d’influence civile soviétique, popularisée auprès du grand public par la célèbre interview de Bezmenov et sa présentation des quatre étapes permettant de prendre le contrôle d’une société non-communiste :
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Démoralisation (guerre de l'information)
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Déstabilisation (communication polarisante, ingérences électorales, sanctions)
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Crise (opération en profondeur irrégulière ou intervention militaire régulière),
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Normalisation (prise de contrôle de l’Etat, “regime change”)
Il est ainsi possible de percevoir que ces “mesures préventives" russes, remises au goût du jour par Gerasimov et adaptées aux nouvelles technologies, ont en réalité toujours existé dans l’arsenal russo-soviétique. Et elles ont toujours été perçues comme une arme stratégique, c’est-à-dire comme un ensemble d'actions opérées sur le temps long, voire très long. Car c’est la finalité même des “mesures préventives”, qui comme leur nom l’indique ont pour vocation d’être prises très en amont de tout conflit, directement dès que la situation politique ou géopolitique le justifie, sans nécessité de déclarer de guerre ou de se montrer ouvertement hostile, et avec pour objectif un changement de régime en bout de course.
L'idée générale de ce long processus est en fait simplement de manipuler le calcul coûts/bénéfices que fait l’adversaire, pour le forcer soit à éviter l’escalade, soit en cas d’escalade, pour s’assurer qu’il soit moralement désarmé. C’est en cela que ces mesures sont “préventives”, elles doivent le plus possible permettre de gagner la guerre sans opérations militaires régulières (tout en justifiant de manière politico-éthique les opérations militaires militaires irrégulières qui peuvent éventuellement être nécessaires). Le schéma ci-dessous simplifie, le plus possible, cette approche de la guerre
En cela, l’approche russe copie l’approche des pays de l’OTAN et s’inscrit dans l’ère du temps : le Général français Thierry Burkhard (CEMA) parle lui-même de “gagner la guerre avant la guerre”, propos qui traduisent bien la nécessité actuelle à repenser l’espace d’affrontement, à la fois en termes physiques (champs matériels et immatériels), mais aussi en termes temporels (avant, pendant et après le conflit).
Mat M. Hauser pour le club Influence de l'AEGE
La deuxième partie de cette analyse, sortie le 7 novembre 2022, revient avec précision sur deux cas pratiques d'application de cette nouvelle doctrine : les quelques jours du début de l'annexion de la Crimée ainsi qu'un cas de manipulation de l'information en Europe de l'Ouest ayant entraîné de grandes manifestations…
Pour aller plus loin :