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La stratégie américaine d’isolement de l’industrie chinoise des semi-conducteurs

Dans la guerre économique et technologique que se livrent les États-Unis et la Chine, le secteur des semi-conducteurs occupe une place centrale. En effet, Pékin en a fait un axe de développement majeur avec pour but de devenir leader dans le secteur de l’IA d’ici 2030. Washington, qui souhaite rester au premier plan, a déployé tout son arsenal coercitif et diplomatique pour empêcher son rival d’y parvenir. Retour sur une stratégie américaine d’une rare agressivité déclarée…

Le marché mondial des semi-conducteurs pesait 595 milliards de dollars en 2021 et on estime qu’il atteindra 676 milliards de dollars en 2022. Au cours des trois dernières décennies, cette industrie a connu un taux de croissance annuel de 7,5 % entre 1990 et 2020, dépassant la croissance de 5 % du PIB mondial pendant cette période. Les circuits intégrés sont le quatrième produit le plus échangé au monde, après le pétrole brut, le pétrole raffiné et les voitures.

Cependant, les semi-conducteurs sont des produits très complexes à concevoir et à fabriquer. Selon la Semiconductor Industry Association, au cours des dix prochaines années, l'industrie devra investir environ 3 000 milliards de dollars en R&D et en dépenses d'investissement dans le monde entier, tout au long de la chaîne de valeur, afin de répondre à la demande croissante de puces.

La fabrication des semi-conducteurs ne représente pas que la seule étape complexe. Toute la chaîne d’approvisionnement l’est. En effet, il existe plus de cinquante points dans cette dernière où une région détient plus de 65 % de la part de marché mondiale. Environ 75 % de la capacité de fabrication des semi-conducteurs, ainsi que de nombreux fournisseurs de matériaux clés – tels que les wafers, les résines photosensibles et d'autres produits chimiques spécialisés – sont concentrés en Chine et en Asie de l'Est, une région fortement exposée aux tensions géopolitiques. L’industrie des semi-conducteurs est donc réellement mondialisée mais aussi soumise à de nombreux risques qui peuvent perturber sa bonne marche. 

 

C’est avec ces considérations à l’esprit que le nouveau plan quinquennal de la République populaire de Chine (RPC) pour la période 2021-2025, adopté en octobre 2020, a clairement fait de la recherche fondamentale une priorité essentielle. Dans ce cadre, les semi-conducteurs ont été identifiés comme l'un des sept domaines qui devront bénéficier en priorité de financements et de ressources. L’empire du Milieu développe rapidement des capacités de supercalculateur exaflopiques et affiche l’objectif d’être le leader mondial de l'IA d'ici 2030. Ces systèmes sont utilisés par la RPC dans le cadre de ses efforts de modernisation militaire pour améliorer la rapidité et la précision de ses décisions, de sa planification et de sa logistique militaires, ainsi que de ses systèmes militaires autonomes. Pour y parvenir, la Chine a investi plus de 200 milliards de dollars depuis 2014 dans le secteur des semi-conducteurs afin de contrôler l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement sur son sol et des incitations fiscales ont été renouvelées.

Contenir Pékin à court terme est donc devenu un enjeu crucial pour Washington car sa rapide avancée technologique et économique menace la position américaine en tant que leader mondial dans le secteur des semi-conducteurs. De plus, une guerre potentielle entre la Chine et Taïwan pourrait dévaster l'industrie (du fait de la place centrale du fondeur taïwanais TSMC), ouvrant ainsi de nombreuses vulnérabilités pour les États-Unis et d'autres pays développés. Cette menace en toile de fond représente une raison supplémentaire pour les Américains d'adopter de nouvelles mesures visant l'industrie des semi-conducteurs car couper des sources d'approvisionnement clés provoquerait de graves perturbations pour l'industrie américaine dans son ensemble.

 

Sanctionner pour museler

En août 2022, le président américain Joe Biden a signé la loi CHIPS and Science Act of 2022 (pour « Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors »). Cette loi vise à renforcer l'industrie américaine des semi-conducteurs par le biais d'investissements importants – de l’ordre de 52 milliards de dollars – tout en contrant la Chine. 

Deux mois après cette décision, le Bureau de l'industrie et de la sécurité (BIS) a annoncé le 7 octobre de nouvelles restrictions pour empêcher Pékin d'obtenir des puces informatiques avancées et de fabriquer des semi-conducteurs avancés. Cette dernière série de restrictions a des objectifs plus larges, tels que la remise en cause du système chinois, l'endiguement de la Chine et le maintien de l'hégémonie des États-Unis. La menace sur la sécurité nationale et de politique étrangère américaine est réellement prise au sérieux. Dans le texte du BIS qui met en place ces sanctions, cette expression (« U.S. national security and foreign policy ») est présente à vingt-deux reprises et la RPC est désignée explicitement comme la cible de ces mesures. L’objectif est clair : museler l’industrie chinoise naissante des semi-conducteurs les plus avancés.

 

En premier lieu, et c’est une nouveauté, les sanctions interdisent à toute « personne américaine » de participer au développement, à la production ou à l’utilisation de semi-conducteurs dans une usine chinoise de puces électroniques. La mesure concerne les citoyens américains, les résidents aux États-Unis et les détenteurs d’une carte de résident permanent (la fameuse « carte verte »). Sont ainsi particulièrement visés les Américains d’origine chinoise travaillant dans le secteur en Chine, appelés les « tortues de mer ».

D’un point de vue technique, la stratégie américaine d'étranglement actif de larges segments de l'industrie technologique chinoise vise quatre points particuliers où les États-Unis se savent en position de domination : les conceptions de puces d'IA, les logiciels d'automatisation de la conception électronique (aussi appelés EDA pour electronic design automation, domaine incontournable pour l’industrie sur lequel les États-Unis règnent en maîtres absolus), les équipements de fabrication de semi-conducteurs et les composants d'équipements. Alors qu’auparavant ce type de sanctions visait des entreprises individuellement, cette fois-ci, elles encadrent l’exportation de certains produits et logiciels américains à toute entité chinoise en les obligeant à obtenir une licence grâce à la règle du Foreign-Direct Product. Autre nouveauté, cette demande de licence fera automatiquement l’objet d’une présomption de refus

En ce qui concerne les puces dites logiques (qui font partie des trois grands types de semi-conducteurs), la Chine sera désormais soumise à des exigences en matière d'octroi de licences avec une présomption de refus pour tout équipement de fabrication de transistors à effet de champ fin (FinFET). En pratique, cela concerne presque toutes les puces logiques produites dans les nœuds technologiques de 16 nm ou moins. Avec cette mesure, c’est le fabricant chinois SMIC qui est directement visé. Concernant les puces de mémoires, les restrictions sur la vente d'équipements s'appliqueront au nœud de 18 nm et moins pour les DRAM. Pour la NAND, les restrictions s'appliqueront aux mémoires flash de 128 couches ou plus, c’est-à-dire aux plus performantes. Ces restrictions menacent les perspectives économiques des entreprises chinoises de puces mémoire telles que YMTC, qu'Apple a déclaré avoir récemment évalué comme fournisseur pour les iPhones vendus en Chine.

 

En l’état actuel des choses il est encore difficile de dire si ces sanctions américaines atteindront le but fixé par l’administration Biden. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont des conséquences pour les deux partis. En effet, la Chine est le deuxième marché mondial des semi-conducteurs et représente 25 % de la consommation mondiale (de peu derrière les États-Unis). Elle est la destination d'environ 35 % des expéditions de semi-conducteurs car de nombreux grands fabricants mondiaux de dispositifs électroniques y font effectuer les processus d'assemblage, d'emballage et de test. En outre, elle produit des puces anciennes à faible marge bénéficiaire d'une manière qu'aucun autre fabricant d'autres pays n'est prêt à entreprendre.

L’annonce des sanctions américaines début octobre a par contre beaucoup inquiété les entreprises du secteur, notamment les acteurs américains. Certains, comme Lam Research, Applied Materials et KLA Corporation, essentiels dans la chaîne de production des puces, ont décidé immédiatement de mettre fin à leurs services aux entreprises chinoises. Apple a également annoncé sa volonté d’équiper ses appareils avec des processeurs fabriqués aux États-Unis. D’autres, comme Nvidia, ont choisi d’essayer de contourner les sanctions en proposant d’exporter en Chine des versions moins puissantes de leurs produits. Il faut dire que l’entreprise représente 95% des puces d’IA vendues en RPC. D’un point de vue financier, elle ne peut se permettre de perdre cet immense marché. 

Toutefois, la décision américaine n’a pas un impact que sur ses entreprises nationales mais aussi sur toutes les entreprises de semi-conducteurs installées ou faisant du commerce avec la Chine. C’est notamment le cas du géant sud-coréen SK Hynix qui a investi au total plus de 20 milliards de dollars dans le pays. Celui qui est l’un des leaders mondiaux des puces de mémoire s’est récemment dit prêt à vendre ses usines chinoises si les sanctions américaines lui rendent les affaires trop difficiles. De son côté, autant à cause de la décision américaine que de la menace chinoise de conquête de l’île, le fondeur taïwanais TSMC a accéléré son implantation aux États-Unis en annonçant en novembre la construction d’une seconde usine sur son site en Arizona. L’entreprise a investi 12 milliards de dollars dans ces deux unités de fabrication qui pourront à terme atteindre des nœuds de 3 nm en plus des nœuds de 5 nm qui y sont déjà atteints. 

 

S’unir pour contenir

Conscients que ce mouvement offensif pouvait avoir un impact sur toute l’industrie des semi-conducteurs et, par extension, sur de nombreux pans de l’économie mondiale, les États-Unis ont fait précéder leurs sanctions envers la Chine d’une proposition d’alliance avec les trois autres grands acteurs asiatiques du secteur, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon. Cette initiative lancée en mars 2022 et baptisée « Chips 4 Alliance » a pour but de rassembler les quatre techno-démocraties dans l'espoir de couvrir toutes les bases de la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs. 

 

En tant que puissance de conception et détenteurs de toutes les licences d'outils d'automatisation de la conception électronique (EDA), les États-Unis contrôlent le marché des fabless – c’est-à-dire les entreprises qui conçoivent des semi-conducteurs mais les font fabriquer par des tiers – par l'intermédiaire de leurs entreprises privées. Taïwan est l'épicentre mondial de la fabrication de circuits intégrés, environ 65 % des puces du monde étant fabriquées par les géants du pays, TSMC et UMC. L’île reste également une plaque tournante pour tous les processus d'assemblage, de test, de marquage et de conditionnement grâce à des entreprises nationales comme Foxconn et Wistron. La Corée du Sud possède deux IDM (pour Integrated device manufacturers, soit des entreprises qui maîtrisent en interne toutes les étapes, de la conception à la fabrication), Samsung Electronics et SK Hynix, leaders incontestés des puces de mémoire. Enfin, le Japon fait toujours partie intégrante du fonctionnement de la chaîne d'approvisionnement grâce à sa domination sur la production d'équipements et de matériaux de fabrication essentiels, tels que les résines photosensibles.

De cette façon, la Chips 4 Alliance couvrirait tous les principaux domaines de la chaîne de valeur. Pourtant, ce projet fait face à trois écueils qui peuvent mettre en péril sa réussite. Le premier concerne l’approvisionnement en matière première, le silicium notamment, qui sert à fabriquer les wafers sur lesquels seront gravées les puces électroniques. En effet, la Chine en est le principal producteur, avec 6 millions de tonnes extraites en 2021. L’importance capitale de ce matériau pour l’industrie permet de contrebalancer le rapport de force que souhaitent instaurer les Américains.

 

Le deuxième écueil, comme déjà évoqué, est l’attrait de l’énorme marché chinois. En effet, en 2021, la Chine a importé pour 350 milliards de dollars de semi-conducteurs, et les États-Unis et la Corée du Sud étaient ses principaux fournisseurs (la RPC représente 60 % des exportations des circuits intégrés sud-coréens). De ce fait, Séoul a été très réticent à l’idée d’intégrer la Chips 4 Alliance, le gouvernement craignant que l’ire de la Chine ait des conséquences sur ses entreprises nationales installées localement. Il semblerait néanmoins que le maintien de l’alliance traditionnelle avec les États-Unis et l’annonce des sanctions américaines ait fait pencher la balance car la Corée du Sud a décidé de se joindre aux discussions.

Le troisième et dernier écueil est lié à l’intégration de la Chine dans la chaîne d’approvisionnement globalisée des semi-conducteurs. Pour essayer de remédier à cela, plusieurs pays ont adopté des programmes visant à renforcer leur autonomie dans le secteur. Bien avant la signature du CHIPS and Science Act par Joe Biden, la Corée du Sud avait lancé en 2021 la K-Semiconductor Belt avec pour objectif que les fabricants nationaux de semi-conducteurs investissent localement à hauteur de 450 milliards de dollars jusqu'en 2030. Pour ce faire, le gouvernement a misé sur différents avantages fiscaux afin d’encourager la recherche et développement ainsi que les installations d'usines. Samsung Electronics et SK Hynix se sont ainsi engagés à augmenter leurs investissements de respectivement 151 milliards et 200 milliards de dollars.

Récemment, le Japon a annoncé un nouveau projet avec pour but de redevenir un acteur fondamental du secteur (le pays a longtemps été premier producteur et exportateur mondial). L’objectif est de faire en sorte que dans cinq ans l’archipel ait des opérations de fonderie de qualité pouvant rivaliser avec celles des géants taïwanais, sud-coréens et américains. Dans ce but, a été créé début novembre Rapidus. Ce nouvel acteur, financé par un consortium d’entreprises nippones à hauteur de 35 milliards d’euros sur les dix prochaines années, fabriquera des puces destinées aux transports, aux villes intelligentes et à l’IA, trois domaines que le pays juge comme primordial. Dès 2027, Rapidus devrait commencer la production de puces gravées en 2 nm. Le gouvernement japonais a également misé sur la R&D avec la création, d’ici la fin de l’année, d’un centre de technologie des semi-conducteurs de pointe baptisé Leading-Edge Semiconductor Technology Center (LSTC).

 

Comme l’a bien précisé le ministre japonais de l’économie, du commerce et de l’industrie, Yasutoshi Nishimura : « Alors que la lutte pour le contrôle de la technologie entre les États-Unis et la Chine s'intensifie, l'importance des semi-conducteurs augmente du point de vue de la sécurité économique ». Cette phrase illustre bien l’idée qui se propage dans le secteur, notamment chez les acteurs asiatiques, que le découplage d’avec la Chine est à terme inévitable et qu’il est donc temps de s’y préparer. Tout semble mis en place pour aboutir à cette issue et les Américains, par l’adoption de ces sanctions, ont choisi de précipiter le processus.

 

Simon Rousselot

 

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