L’Indopacifique est le théâtre principal de la rivalité entre Washington et Pékin. La nouvelle stratégie de la Maison Blanche, National Security Strategy, témoigne de la réorientation de la politique étrangère américaine vers cette région décisive. Si le mandat de Donald Trump a entraîné un certain désengagement des États-Unis dans la région, l’administration de Joe Biden compte bien pallier cette erreur stratégique et se réinvestir pleinement dans les affaires régionales.
Une stratégie de sécurité nationale construite en réaction à l’influence chinoise grandissante
Le 12 octobre 2022, le président des États-Unis et la vice-présidente Kamala Harris ont fait part des grands axes de la stratégie américaine de sécurité à travers la National Security Strategy (NSS).
Dans le contexte de conflictualité et de concurrence stratégique opposant la Chine et les États-Unis, la NSS vient de confirmer les nouveaux engagements de Joe Biden et sa rupture avec la politique de son homologue sortant Donald Trump.
Moins virulent envers la Chine que son prédécesseur depuis le début de son mandat, Joe Biden confirme néanmoins – par les grands axes de sa politique extérieure – l’adoption d’une posture plus influente face aux volontés conquérantes chinoises. Dans le document de la nouvelle NSS, l’expansionnisme chinois est allègrement rappelé dans tous les secteurs et l’« international order » est mentionné à 25 reprises, évoquant la vision hégémonique qui caractérise les deux puissances.
Si Joe Biden conserve une forme de nuance et n’attaque pas frontalement la Chine dans cette NSS, il assume malgré tout une volonté de contrecarrer la dynamique chinoise. Il fait de l’empire du Milieu le premier objectif de la stratégie nationale de sécurité. En effet, pour Joe Biden, c’est bien au cours du mandat Trump que Xi Jinping a permis à son pays de prendre une place prépondérante au niveau mondial, notamment en termes d’influence politique et économique.
Ainsi, l’intégration de la Chine dans les organismes mondiaux tels que l’Union internationale des télécommunications (UIT), la Fédération internationale de l’automobile (FIA) ou encore l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO), a renforcé l’influence chinoise sur le plan géopolitique et à l’échelle mondiale. C’est cette influence que Joe Biden compte freiner avec cette nouvelle stratégie.
Le premier point clé de cette NSS est la réintroduction de l’approche diplomatique de Nixon et Kissinger des années 1970 au cœur de la politique étrangère américaine. Joe Biden réaffirme, en effet, sa conviction qu’une coexistence pacifique entre les puissances américaine et chinoise est possible. Mais ce discours présente une forme d’ambivalence puisqu’il entre partiellement en contradiction avec les discours actuels et précédents de l’administration américaine, qui affirment la réalité d’un rapport de force constant entre le modèle démocratique, ayant pour chef de file Washington, et le modèle autoritaire, incarné par Pékin.
À ces questions, la nouvelle NSS du président Joe Biden répond par un triptyque stratégique, supposé octroyer aux États-Unis la reprise du leadership largement contesté sur la scène internationale et notamment dans la zone indopacifique.
Une stratégie d’influence en trois axes
Ce triptyque stratégique consiste, en premier lieu, en un renforcement des investissements dans l’ensemble des secteurs exportables à l’étranger, ce qui permet d’augmenter la compétitivité industrielle, l’innovation technologique et la résilience économique américaine. Le « tout américain » doit impulser le rayonnement de l’influence mondiale de Washington et l’exportation de son modèle libéral, construit sur le laissez-faire capitaliste et la libéralisation des échanges.
Le deuxième axe du triptyque consiste en l’amélioration de l’alignement des décisions stratégiques issues des relations bilatérales ou multilatérales alliées. Autrement dit, en un renforcement de la présence et de l’influence américaine au sein des partenariats mondiaux et des organisations internationales.
Enfin, le dernier axe stratégique consiste en la responsabilisation de la rivalité avec la Chine afin d’éviter les affrontements directs et, a fortiori, militaires. L’objectif est clair : l’influence américaine doit de nouveau permettre de prendre l’ascendant sur Pékin en matière « technologique, économique, politique, militaire, de renseignements et de gouvernance globale ».
Concrètement, l’influence globale américaine doit déclencher le retour de son hégémonie mondiale. Aussi, la NSS insiste sur la nécessité de doper les activités nationales sur le sol américain et notamment l’industrie et la recherche dans les technologies disruptives. Le Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors (CHIPS) and Science Act de 2022 a d’ailleurs alloué la somme de 280 milliards de dollars pour l’investissement dans « les semiconducteurs, l’informatique quantique, les nouvelles générations de communications, les technologies à énergie propre [et] les biotechnologies ». L’investissement massif dans le développement des technologies disruptives est une preuve très concrète de cette volonté des Américains de se positionner tous azimuts pour creuser l’écart technologique face à la Chine. Cette volonté s’est, par ailleurs, aussi matérialisée par le « durcissement des restrictions d’exportation des technologies de semi-conducteurs en Chine », acté le 7 octobre 2022 par le Bureau of Industry and Security du Département du Commerce américain.
Si la nouvelle NSS s’applique à tous les secteurs et revêt une dimension mondiale, elle s’incarne avec d’autant plus d’évidence quand il s’agit de la zone indopacifique.
L’Indopacifique comme clé de voûte du rapport de force sino-américain
Cette nouvelle NSS fait clairement de l’Indopacifique la zone « décisive » de la prochaine décennie dans le jeu des rapports de force mondiaux. Washington place définitivement cette région au cœur de ses efforts et acte l’idée que la prise de contrôle de ce pivot géographique sera l’événement déterminant l’écriture des nouvelles règles du jeu mondial.
Afin d’accroître son influence et de contrecarrer l’initiative chinoise dans la zone, les États-Unis annoncent investir autant financièrement que politiquement dans les relations de coopération et de soutien avec leurs partenaires et alliés. Au nom de la « promotion [de] l’ouverture et [du] libre accès à l’Indopacifique », la réaffirmation des relations avec les pays de l’ASEAN apparaît comme la première stratégie américaine dans la région. Spectateurs de la dégradation des relations entre la Chine et ses voisins, les Américains ont pris conscience des rapprochements sociétaux et sociaux qu’ils ont pu établir sur place pour louer des partenariats et contribuer aux luttes locales. Afin de consolider ces rapprochements, la stratégie américaine attend énormément de ses relations sur zone. Les alliances QUAD et AUKUS – dont les États-Unis sont parties prenantes et qui rassemblent le Japon, l’Australie et l’Inde d’une part, ainsi que l’Australie et les Britanniques d’autre part – sont au centre de l’étau d’influence que veut former Washington. La création en mai dernier de l’IPEF (Indo-Pacific Economic Framework) est une illustration du réengagement de la position de l’administration Biden pour rééquilibrer les jeux d’influence dans la région. Initiative économique américaine, ce pacte multilatéral a pour objectifs l’amélioration de la résilience des chaînes d’approvisionnement et de la circulation des biens et des services, l’établissement d’une inclusion plus forte en matière de droit du travail et d’économie numérique, ainsi que la durabilité des engagements en matière de politique énergétique et environnementale. Un ensemble de vecteurs stratégiques qui doit repousser la prégnance chinoise dans l’Indopacifique en uniformisant la gouvernance locale sur un modèle occidental.
Si l’Asie du Sud-Est, les îles du Pacifique ainsi que les îles Spratleys et Paracels sont explicitement citées dans la NSS, celle-ci concerne également Taïwan. Mais ce jeu à trois avec la Chine reste délicat et à double tranchant, la NSS traduisant d’ailleurs la complexe position des États-Unis. Dans l’impossibilité de reconnaître l’île pour ne pas ouvertement se mettre à dos la Chine, la stratégie américaine réside pourtant dans la consolidation des liens avec la République de Chine. Cette dernière doit être protégée, tant militairement qu’économiquement, car la prise des actifs de Taïwan par la Chine traduirait la défaite des États-Unis dans la course à la technologie et à l’hégémonie.
Le Taïwan Policy Act de juin 2022 traduit largement cette volonté de défense. S’il permet la militarisation de la République de Chine, il fait surtout planer une ombre américaine sur le rocher taïwanais, retardant ainsi l’intervention chinoise.
La diplomatie des valeurs : une limite de la stratégie américaine en Indopacifique
Hal Brands, professeur à l’école d’études internationales Johns-Hopkins, explique que l’administration Biden a transformé la rivalité avec la Chine en une confrontation idéologique entre la démocratie et l’autoritarisme. Ce glissement vers une croisade morale marque une véritable différence avec la stratégie jusque-là adoptée par les États-Unis et, a fortiori, par Donald Trump, qui se concentrait sur l’aspect purement commercial de la rivalité.
Or, dépeindre la compétition entre grandes puissances comme un affrontement entre autocraties et démocraties est une impasse dans la plupart des autres pays d’Asie du Sud-Est. Kishore Mahbubani, ancien diplomate singapourien, avertit sur la mauvaise interprétation qui peut résulter de la préoccupation des pays de la région quant à l’ascension de la Chine : « L’inquiétude suscitée chez ses voisins par la montée en puissance de la Chine ne signifie pas qu’ils s’opposent à cette montée » considère Kishore Mahbubani dans son ouvrage Le jour où la Chine va gagner (Paris, Saint-Simon, 2021). En effet, si la méfiance des États de la région vis-à-vis de la Chine persiste, ils ne souhaitent pas pour autant l’isoler économiquement et diplomatiquement. En ce sens, l’attractivité économique de la Chine lui permet de prévenir un endiguement américain. Le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), première zone de libre-échange du monde, illustre le désenclavement diplomatique de la Chine en Asie du Sud-Est.
Aussi, l’erreur de l’administration Biden est peut-être de se penser en capacité de coaliser une grande partie des pays de la zone Indopacifique au nom de la lutte pour la démocratie. La stratégie indopacifique de l’administration Biden est une réadaptation de celle des États-Unis durant la guerre froide à la rivalité stratégique sino-américaine alors que le contexte n’est plus le même : ils semblent, en quelque sorte, n’avoir pas pris pleinement conscience de l’ampleur de l’empreinte économique régionale de la Chine par rapport à celle des États-Unis. À titre d’exemple, l’Asie du Sud-Est est le premier partenaire commercial de la Chine depuis 2020, tandis que la Chine est le premier partenaire économique de l’ASEAN.
D’autre part, les Américains semblent ne pas percevoir que l’enracinement des valeurs démocratiques est nettement moins profond en Asie qu’en Europe, si bien que ce concept politico-moral ne saurait mobiliser les populations asiatiques comme il peut mobiliser les Occidentaux. La rhétorique rooseveltienne du combat des démocraties contre l’autocratie, efficace en Europe, peine et peinera toujours à agir avec la même force en Indopacifique.
En somme, les autres États de la région pourront tirer parti de la montée en puissance de la Chine afin d’obtenir une plus grande marge de manœuvre politique et afin d’adapter leurs intérêts sans pour autant s’aligner sur la Chine ou les États-Unis.
Par exemple, Lee Hsien Loong, Premier ministre singapourien, répète depuis 2017 qu’aucun « pays ne souhaite être forcé d’avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine », répétant ainsi une position de neutralité déjà défendue par ses prédécesseurs.
En outre, on assiste en Indopacifique à la « montée des autres » : les petites et moyennes puissances régionales comptent défendre en priorité leurs intérêts nationaux plutôt que de se laisser instrumentaliser par le jeu des grandes puissances. Une étude d’opinion, réalisée par le SEAS-Yusof Ishak Institute en février 2022, révèle que les États membres de l’ASEAN continuent de privilégier le renforcement de la résilience et l’unité de l’organisation régionale (46,1 %). Ceci afin de limiter les pressions des deux grandes puissances. L’option traditionnelle, consistant à ne pas choisir entre les États-Unis et la Chine, est reléguée en seconde position (26,6 %), tandis que l’alignement sur l’une ou l’autre grande puissance ne recueille que 11,1 % des réponses.
Crédit : The State of Southeast Asia : 2022 Survey Report
La fin de l’hégémonie : vers une coexistence concurrentielle
Au regard de l’absence de l’opposition d’un bloc d’États coalisés autour des États-Unis afin de contrer la montée en puissance de la Chine, l’hypothèse d’une nouvelle guerre froide doit être écartée, au risque de méconnaître les réelles teneurs de la rivalité sino-américaine. Comme l’a récemment évoqué Henry Kissinger, le monde est en train de connaître une nouvelle ère dans laquelle le leadership de l’Indopacifique ne peut ni être assuré par la Chine, ni par les États-Unis. La région se dirige davantage vers un modèle de « bipolarité dynamique » qu’à un retour de la guerre froide. Thomas J. Christensen, chercheur en géopolitique, estime, dans son étude No New Cold War: Why US-China Strategic Competition will not be like the US-Soviet Cold War (Asan Institute for Policy Studies, 2020), qu’il existe deux paramètres qui empêchent la rivalité sino-américaine de se transformer en nouvelle guerre froide. D’une part, la position centrale de la Chine dans la chaîne de production transnationale qui comprend de nombreux alliés des États-Unis. D’autre part, l’absence d’une lutte active pour la suprématie idéologique entre l’autoritarisme chinois et la démocratie libérale. Ces deux caractéristiques de la rivalité sino-américaine rendent impossible la constitution de réseaux d’alliances dans une logique d’opposition de blocs, rendant très peu probable la perspective d’une nouvelle guerre froide. Selon lui, un découplage économique, partiel ou total, entre la Chine et les États-Unis serait déterminant quant à l’évolution de la concurrence entre les deux grandes puissances.
La rivalité sino-américaine peut déboucher sur la fin de l’hégémonie en Indopacifique et aboutir à un « nouvel accord de Yalta » actant la coexistence de ces grandes puissances dans la région. Contrairement à l’Union soviétique pendant la guerre froide, la Chine est un concurrent plutôt qu’un ennemi. Par conséquent, il est possible pour les États-Unis de poursuivre l’établissement d’une relation de coopération avec la Chine. En somme, pour un grand nombre d’observateurs chinois, on assisterait à un découplement des puissances économique et militaire pour les prochaines décennies, ce qui signerait la fin du concept de « puissance globale ». Cela confirmerait donc l’analyse que Brzezinski avait formulée dans son ouvrage Strategic Vision : America and the Crisis of Global Power, considérant qu’il n’y aurait pas un unique successeur, comme la Chine, qui succéderait aux États-Unis.
Ainsi, il semblerait que l’Indopacifique devient le théâtre privilégié de la rivalité sino-américaine en concentrant l’ensemble de ses enjeux d’un point de vue économique, diplomatique et militaire. Joe Biden avait défini, dès son entrée en fonction, sa politique vis-à-vis de la Chine : « Une compétition quand elle est nécessaire, une collaboration quand elle est possible et une confrontation quand elle est inévitable ». Aujourd’hui, la relation sino-américaine tend à se polariser sur des perspectives de confrontation plutôt que de coopération, pourtant nombreuses et souhaitables politiquement et nécessaires économiquement.
Othman El Hadj Said et Yanis Gras pour le club Influence de l’AEGE
Pour aller plus loin :