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La Belt and Road Initiative et les Routes de la Soie Numériques : contexte et origines [Partie 2/2]

À l’heure où d’aucuns qualifient de « Nouvelle Guerre Froide » la rivalité sino-américaine, il semble difficile de nier les parallèles avec la compétition technologique et idéologique entre l’URSS et les États-Unis d’Amérique. La Chine tisse sa toile de « soie numérique » pour proposer une alternative au paradigme de l’internet « Made in USA », incontournable depuis trois décennies. Désormais, câbles sous-marins, antennes réseau et data centers se substituent aux rails, gares et ports qui organisent les Routes de la Soie terrestres que l’on connaît déjà.

La 5G, fer de lance des routes de la soie numériques

Les câbles, l’exportation de matériel et de savoir-faire en matière de numérique ne sont pas les seuls enjeux liés aux RSN. D’autres infrastructures de ce large projet sont sujet à controverses comme les antennes 5G, et plus largement la technologie 5G chinoise. Celle-ci fait l’objet de nombreuses critiques venant de dirigeants occidentaux, l’ex-président Trump en premier lieu. Pour comprendre les ambitions chinoises en la matière, il convient d’expliquer ce qu’est la 5G et ses principales utilisations. La 5G désigne la cinquième génération de réseau sans fil. Au-delà de l’amélioration de la vitesse de transmission des données, c’est son potentiel en matière de développement de l’internet des objets et des communications critiques qui constitue son si grand attrait. Avec une croissance du nombre d’internautes dans le monde de l’ordre de 8,6%/an et un nombre d’objets connectés estimé à quelques 38 milliards d’ici 2025, on mesure les enjeux liés à la 5G. Son atout principal réside dans sa faible latence, lui permettant de rendre de plus en plus performants les systèmes de navigation autonomes. Sur ce marché, Pékin commence déjà à placer ses pions. Baidu a notamment annoncé son intention de déployer 3 000 robots-taxis dans 30 villes chinoises d’ici la fin 2023

 

Un événement révèle le fort intérêt porté par le pouvoir chinois à l’égard de cette innovation technologique : le Belt and Road International Cooperation and 5G Technology Roundtable Summit Forum (24 Octobre 2019), durant lequel les participants, tous membres des Nouvelles Routes de la Soie, ont échangé sur l’impact « profond » de la 5G sur la vie des gens ainsi que pour la coopération autour des Routes de la Soie. Ces pays partenaires étaient conviés à participer au forum, permettant de dévoiler au monde entier les ambitions de la RPC pour devenir la première puissance technologique. La 5G, en l'occurrence les coopérations instaurées par les Routes de la Soie, risque bien de rebattre les cartes. Ses utilisations mentionnées précédemment sont déjà mises en œuvre dans certaines villes comme Shenzhen. Mais outre les bénéfices que les consommateurs en tireront, la technologie 5G s’avère stratégique à de nombreux égards, notamment industriels (28,4% en part de la production industrielle mondiale en 2018). On peut par exemple imaginer l’utilisation de drones reliés en réseau 5G permettant de détecter immédiatement une défaillance produit ou matérielle, et l’intervention humaine rapide pour résoudre le problème, et ce de la même manière que des opérations chirurgicales sont désormais possibles à distance. L’ère de l'industrie 4.0 est désormais une réalité quotidienne, dans laquelle la Chine prend de l’avance. Enfin, la 5G jouera un rôle essentiel dans le développement des smart cities, autres infrastructures structurant les routes de la soie numériques.

 

Les Smart Cities chinoises, nouvelles perles de la Belt and Road Initiative

Le concept de smart city renvoie aux villes «intelligentes». Il serait cependant plus exact de dire «hyper-connectées». En effet, c'est grâce à cette connectivité et numérisation poussées à leur paroxysme (grâce aux innovations mentionnées précédemment), que les villes pourront se gérer elles-mêmes, autrement dit, être «intelligentes». Un des arguments mis en avant pour promouvoir ce genre de projet est celui de l’association smart city – ville verte. L’utilisation de nouvelles technologies comme l’IA pourra en effet permettre de réguler de manière totalement autonome les infrastructures publiques (réseau gazier, électrique) en fonction de la consommation énergétique par exemple. La smart city pourra utiliser les données générées en temps réel  par les habitants pour optimiser l’utilisation des ressources. Concept très en vogue, de nombreux projets éclosent un peu partout dans le monde

Pour la Chine, le développement des smart cities est d’abord un outil de politique intérieure. Pékin emploie d’ailleurs le terme de «safe city» pour qualifier ces villes, soulignant la dimension sécuritaire des projets. À l’échelle internationale cependant, on peut déceler de réels intérêts géopolitique et géoéconomique dans les smart cities. Là encore, la République Populaire de Chine serait largement en tête. On dénombrait dans le pays en 2018 plus de 500 projets en cours ou achevés, pour 90 sur le continent européen. Comme l’affirme le China Daily, la Chine «s’efforce de prendre la tête dans la course mondiale pour bâtir une société intelligente guidée par les données». Deux éléments vont effectivement en ce sens. D’abord, la Chine dévoile ses innovations – par exemple à travers les Smart City Expo de Shanghai – durant lesquelles les entreprises et nouvelles technologies chinoises sont mises en avant et promues pour leur potentiel d’amélioration de la qualité de vie urbaine. Ensuite, des rapprochements officiels se font entre la Chine et ses partenaires, comme le Maghreb ou l’Afrique Subsaharienne. Le plan stratégique Chine-Afrique 2019-2021 place en l'occurrence les smart cities comme un domaine de coopération. Quelle est la nature-même, in fine, du projet des routes de la soie numériques ? Les innovations dont il était question dans les paragraphes précédents ont toutes un fort potentiel d’utilisation dans les smart cities. Caméras intelligentes, IA, 5G, réseaux de fibre optique privés, tout semble converger vers une utilisation de ces technologies dans les villes de demain, dans lesquelles la république chinoise aura beaucoup investi. Outre l’aspect géo-économique de ce panel de projets, il est observable que l’ensemble des smart cities dans lesquelles sont impliquées des entreprises chinoises sont construites en bord de mer (Monaco, Barcelone, Alger, Jeddah, Karachi, Phuket etc…). Un parallèle est-il à établir entre la stratégie du collier de perles et les routes de la soie maritimes, et développer un collier de smart cities à travers le monde serait-il l’enjeu central du développement des routes de la soie numériques ?

En orange, ensemble des projets de smart cities  financés par la RPC – ASPI

 

Enjeux stratégiques, politiques et diplomatiques 

Finalement, l’analyse des routes numériques de la soie implique de s’intéresser aux objectifs et aux conséquences politiques de la mise en place de ce vaste réseau d’infrastructures. 

 

  • Souveraineté numérique chinoise

Le sénateur Gérard Longuet définit la souveraineté numérique comme “la capacité de l’État à agir dans le cyberespace, ce qui est une condition nécessaire à la préservation de nos valeurs impliquant, d’une part, une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action dans le cyberespace et, d’autre part, la maîtrise de nos réseaux, nos communications électroniques et nos données”. Afin d’analyser le concept de souveraineté numérique du point de vue chinois, il convient de prendre en compte les différences sur le plan purement politique. L’article premier de la constitution de la République Populaire de Chine de 1982 désigne le pays comme “un Etat socialiste de dictature démocratique populaire”. Le 11 mars 2018, un amendement vient réaffirmer que “la direction du parti communiste chinois est la caractéristique déterminante du socialisme de style chinois”. La domination du parti et son idéologie offre un cadre politico-légal différent, modifiant quelque peu la définition du sénateur français. De plus, le système économique chinois est encore largement supervisé par le parti et qualifié d’économie “socialiste de marché”, bien que largement mondialisée. D’après l’ouvrage Princes rouges : Les nouveaux puissants de Chine de Agnès Andrésy, le PCC s’en assure d’ailleurs en plaçant des “princes rouges”, membres des familles les plus influentes au sein des cadres du parti, à la tête d’entreprises publiques ou semi-publiques, ou encore en subventionnant massivement ses entreprises. Huawei aurait notamment été aidée par l’Etat chinois à hauteur de 75 milliards de dollars pour en faire un acteur mondial du secteur des télécoms (information toutefois démentie par l’entreprise). 

L’importance pour l’Etat d’établir un contrôle sur le cyber-espace est corrélé avec l’explosion de la “consommation numérique” de la population chinoise. En effet, seul 1,8% de la population chinoise avait accès à internet (21,5 millions d’habitants) en 2000 contre 70% en 2020 (981,4 millions d’habitants). Cette masse d’internautes a orienté la construction de la souveraineté chinoise.

Le sénateur explique dans son rapport que celle-ci se structure en trois couches. La “Grande muraille dorée” constituerait la première, opérant tel un pare-feu à grande échelle. Le Grand Pare-feu de Chine, a été initié en 1998 et activé en 2003, sous la supervision du Ministère de la Sécurité Publique, et contrôle “avec une grande efficacité, tout ce qui entre et sort de l’espace informationnel chinois”. Dans la deuxième couche, l’élément essentiel est la législation (Loi sur le renseignement national, Juin 2017) obligeant les opérateurs nationaux à stocker les données dans des infrastructures situées sur le territoire chinois et à les communiquer aux autorités compétentes. Enfin, la dernière couche est constituée d’opérateurs ayant pour objectifs de traquer et contrôler l’émergence de critiques dans le cyber-espace chinois. 

 

Les éléments présentés permettent de mieux appréhender le concept de souveraineté numérique et d’en saisir les enjeux pour le pouvoir chinois. Bien que présent dans les réflexions politiques avant l’accession au pouvoir du président Xi (initiation du projet de Grand Firewall en 1998), c’est ce dernier qui élèvera le domaine cyber dans les priorités stratégiques du Parti. Comme le rapportent Nathan Attril et Audrey Fritz, l’actuel secrétaire général du PCC qualifie la “souveraineté internet” comme un principe permettant de “transformer la gouvernance mondiale d’internet de manière familière au modèle du PCC”. Selon les chercheurs, la Chine se démarque des autres pays dans la mesure où ses efforts convergent vers un contrôle domestique total, ayant à terme vocation à devenir global. Un papier rédigé en 2020 par l’académie publié sur le site de l’Administration Chinoise du Cyberespace vient expliciter la vision chinoise de souveraineté numérique. Cette dernière est qualifiée “d’extension de la souveraineté territoriale dans le cyberespace”. La place prépondérante de l’Etat et son contrôle sur Internet sont ainsi actés. 

 

  • Reconfiguration du réseau, influence, lawfare, souveraineté des autres puissances

Une des finalités du contrôle des réseaux de télécommunications par la RPC est la reconfiguration des normes numériques selon les objectifs de la politique extérieure du Parti. 

Le Président Hu Jintao dans un discours lors du XVIIIè Congrès du PCC en 2012, mentionne pour la première fois la “communauté de destin pour l’humanité”. Ce concept s’inscrit dans la continuité de l’idéologie communiste chinoise. En effet, ce genre de termes permet d’affirmer le rejet par la RPC du système politique international post Guerre Froide dominé par l’Occident (les Etats-Unis). Par son expression, Hu Jintao cherche à intégrer des pays ayant le moins profité de l’organisation de cet ordre mondial. La Chine a par exemple initié la “communauté de destin Chine-Afrique”. Dans la lignée de son prédécesseur, le Président Xi affirme la construction d'une "communauté de destin commun pour le cyberespace" lors de la deuxième conférence annuelle mondiale sur Internet en 2015. Là aussi, la Chine cherche à intégrer le plus de partenaires à sa vision. La RPC souhaite voir son modèle de gouvernance s’exporter, cherchant ainsi à imposer une gouvernance numérique globale répondant aux standards construits par le Parti. De la même manière que la Belt and Road Initiative cherche à placer la Chine au centre du système économique mondial, les Routes de la Soie Numérique ont l’ambition de placer le pays au centre des problématiques liées de près ou de loin au cyberespace. 

Un rapport du Congrès américain détaille les ambitions géostratégiques de la RPC en la matière. Outre les subventions massives mentionnées plus haut, “la Chine utilise la diplomatie et le lobbying dans le but d’établir les règles et les normes à propos de la gouvernance des technologies digitales”. La conférence mondiale sur Internet (World Internet Conference, WIC) évoquée précédemment s’inscrit dans cette démarche. La WIC  ayant lieu chaque année depuis 2014 à Wuzhen, au nord du Zhejiang, offre une vitrine sans pareil pour la gouvernance numérique chinoise que le pays cherche à promouvoir. Selon le China Daily, 2000 participants de plus de 80 pays auraient participé au forum de 2021. Force est de constater que le modèle chinois en la matière séduit. Les cadres du parti ont compris les intérêts géopolitiques et économiques que lui apporte son autoritarisme numérique, lui permettant à la fois d’exporter ses produits de haute technologie et son modèle de contrôle d’internet. Le Zimbabwe par exemple, a passé un accord avec l’entreprise CloudWalk, échangeant les données biométriques de ses citoyens en échange des technologies chinoises, en IA et reconnaissance faciale, et de son expérience en matière de gouvernance numérique. Cet accord est une opportunité pour Yao Zhiqiang (PDG de CloudWalk), affirmant lui-même que ce nouveau marché permettra, grâce au machine learning, d’améliorer les performances de leur IA du fait des traits physiques différents.

 

Cette volonté de bâtir un environnement normatif favorable aux intérêts de Pékin ne se fait d’ailleurs pas uniquement dans le domaine du cyber. En effet, cette stratégie, parfois qualifiée de lawfare – guerre du droit -, est inhérente à la stratégie globale du pays. Les caractéristiques de cet affrontement sur le terrain légal sont décrites dans un rapport de l’IRSEM mettant en lumière les opérations d’influence chinoises. Le droit est alors considéré et utilisé comme une “arme de guerre”, donnant un avantage considérable dans la mesure où la Chine “conserverait l’initiative”. Au passage, cette initiative constitue un aspect essentiel dans la pensée militaire chinoise, Sun Zi en fait d’ailleurs un des principes de la guerre. Pour conclure, le penseur chinois conditionne l’initiative au principe de liberté d’action. De fait, c’est plutôt ce dernier principe que cherche à préserver Pékin dans sa “guerre du droit”. 

 

William-Jin Robin

 

Pour aller plus loin :