Les sanctions prises par les États-Unis à l’encontre de la Chine dans le domaine des semi-conducteurs en octobre dernier visent à assurer, pour aujourd’hui et surtout pour demain, la domination de Washington dans un secteur pivot de l’économie mondiale. Après un moment de flottement, Pékin a néanmoins décidé de riposter.
Le 7 octobre dernier, le Bureau de l’Industrie et de la Sécurité (BIS) américain a dévoilé toute une série de restrictions concernant l’exportation de matériels, de technologies et de connaissances à destination de la Chine dans le domaine des semi-conducteurs. Ces sanctions s’inscrivent dans le contexte plus large de la rivalité politique et commerciale entre Pékin et Washington. Le premier cherche à prendre la place du second en tant que première puissance mondiale tandis que le second souhaite endiguer les velléités du premier afin de garder son statut.
Dans cette optique, le secteur des semi-conducteurs est un champ de bataille fondamental. En effet, ces puces électroniques forment la base de toutes les infrastructures nécessaires au bon fonctionnement de l’économie mondiale. Elles se trouvent dans les transports (automobile notamment), les communications (data centers, smartphones, etc.) ou encore dans un domaine plus stratégique, la défense (systèmes de guidage de missiles, de pilotage des avions, etc.).
C’est pour ces raisons que la Chine a fait du développement d’une industrie des circuits intégrés une priorité nationale en ayant investi plus de 200 milliards de dollars depuis 2014. Cette rapide avancée technologique et économique menace la position américaine. Pour la museler, les États-Unis ont choisi de mettre en place des seuils en-dessous desquels l’exportation de technologies vers l’Empire du Milieu est soumise à des licences (qui, d’ici un an, lorsqu’elles auront expiré, devraient se transformer en interdiction pure et simple) qui font l’objet d’une présomption de refus.
La Chine est le premier importateur mondial de semi-conducteurs depuis 2005, elle est le deuxième marché mondial des semi-conducteurs et représente 25 % de la consommation mondiale (de peu derrière les États-Unis). Les sanctions américaines porteront préjudice à ce statut autant qu’à tous les autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Pour subvenir à ses besoins en circuits intégrés, Pékin prévoit de dépenser 143 milliards de dollars supplémentaires afin d’atténuer, voire d’annuler, l’effet de ces restrictions. Les fonds seront utilisés pour fournir des subventions et des incitations financières afin d'aider les fabricants de puces chinois à développer et à acquérir des technologies pour résister à la décision des États-Unis.
Bataille autour de la gravure des nœuds
La précision de la gravure des semi-conducteurs est un enjeu fondamental. Leur miniaturisation permanente – alors que leur puissance augmente – permet des gains d’espace et de consommation d’énergie nécessaires à la complexification des systèmes dans lesquels ils prennent place. Énoncées dans les années 1960-1970, les empiriques lois de Moore, qui postulent que le nombre de transistors présents sur une puce double tous les deux ans, n’ont toujours pas été invalidées.
Aujourd’hui, les gravures les plus fines atteignent des nœuds de 3 nm. Seul le fondeur taïwanais TSMC y arrive actuellement. Le coréen Samsung Electronics a atteint 5 nm et l’américain Intel 7 nm seulement. Pour parvenir à ce niveau, ces fabricants utilisent des machines de lithographie à ultraviolets extrêmes (extreme ultraviolet, EUV) assemblées par une seule entreprise dans le monde : le néerlandais ASML. Pour bloquer la Chine dans la course à la miniaturisation, les États-Unis ont poussé deux leviers. Le premier est celui des sanctions, qui ont concerné les puces logiques produites dans les nœuds de 16 nm et moins et les puces de mémoires produites dans les nœuds de 18 nm et moins. Le second est le levier diplomatique. Le gouvernement américain a ainsi exercé des pressions sur son homologue des Pays-Bas et sur ASML pour que cette dernière n’exporte pas ses machines les plus avancées en Chine. Sans grand succès jusque-là.
La donne pourrait néanmoins changer. En effet, à la mi-novembre 2022, Huawei a déposé un brevet pour une machine de lithographie EUV. Si le brevet est approuvé, cela lui permettrait de graver des nœuds de moins de 10 nm. Il est cependant difficile de savoir si l’entreprise a déjà les capacités de produire cet équipement. À titre de comparaison, ASML a déposé un brevet similaire en 2016 mais il lui a fallu 17 ans et plus de 6 milliards d’euros d’investissement pour créer et commercialiser sa machine EUV. Cette dernière requiert plus de 100 000 composants et donc une chaîne d’approvisionnement très complexe et intégrée. Huawei peut toutefois bénéficier de la dynamique lancée par le gouvernement chinois et de la coopération avec des instituts de recherche comme l’université Tsinghua ou l’Académie des Sciences qui auraient réussi à développer des technologies permettant de dépasser les barrières technologiques concernant la source de lumière des machines EUV (le principal problème étant une exposition non-uniforme à la lumière durant la gravure).
L’avenir dira si la technologie brevetée par Huawei est mature. Sa capacité à être mise en place rapidement sera également indispensable pour contourner les restrictions américaines sur les matériels les plus avancés et donc rendre ces sanctions caduques. Il est à noter que la Chine peut toujours importer des machines de lithographie à ultraviolets profonds (deep ultraviolet, DUV) pour graver des nœuds de 28 nm ou plus gros.
Quand les États-Unis attaquent, la Chine contre-attaque
Le terrain technologique n’est pas le seul où Pékin a choisi de riposter. Le terrain juridique a lui aussi été transformé en lieu d’affrontement. La Chine a ainsi entamé un processus de contestation de la mesure américaine auprès de l'Organisation mondiale du commerce. Son ministère du Commerce a accusé les États-Unis de « généraliser le concept de sécurité nationale et d'abuser des mesures de contrôle des exportations, ce qui entrave le commerce international normal des puces et menace la stabilité de la chaîne d'approvisionnement industrielle mondiale ». Selon le communiqué de ce même ministère, la procédure à l'OMC vise à protéger « les droits et intérêts légitimes » de la Chine.
La confrontation entre les deux grandes puissances dans le domaine des semi-conducteurs se joue également dans des États tiers, comme au Royaume-Uni. Ainsi, Nexperia, entreprise néerlandaise possédée par le chinois Wingtech (en partie possédé par l’État chinois), a racheté en juillet 2021 86 % du fabricant gallois Newport Wafer Fab dont elle en possédait déjà 14 %. L’opération a été examinée en mai 2022 à l’aune du National Security and Investment Act, entré en vigueur en janvier de la même année. Ce texte permet d’examiner a posteriori certaines opérations pouvant porter atteinte à la sécurité nationale britannique. Le 16 novembre 2022, le secrétaire d'État aux affaires, à l'énergie et à la stratégie industrielle a bloqué l'acquisition de Newport Wafer Fab par Nexperia pour ces raisons. Le rôle des États-Unis est évoqué car des membres du Congrès américain auraient demandé que des pressions diplomatiques soient exercées sur le Royaume-Uni afin que Londres prenne cette décision. Une procédure judiciaire a été engagée par Nexperia pour contester l’annulation du rachat.
Pékin a également choisi de riposter sur le terrain scientifique. Se tenant tous les ans à San Francisco, l'International Solid-State Circuits Conference (ISSCC) est un forum mondial de présentation des avancées dans les circuits à semi-conducteurs et les systèmes sur puce. Cette année, l’ISSCC a accepté 198 articles scientifiques. Parmi ceux-ci, 59 ont été présentés par des universités et des entreprises chinoises, soit 29,8 %. À l’inverse, l'ISSCC n’a accepté que 40 articles en provenance des États-Unis, soit 20,2 %. C’est la première fois que les Américains sont détrônés à leur propre événement.
Loin d’avoir été pris au dépourvu, les Chinois se sont donc préparés aux sanctions. Baidu a ainsi fait des stocks de semi-conducteurs haut de gamme. C’est pourquoi, entre janvier et septembre, les importations de semi-conducteurs ont diminué de 13 % en Chine. Tudor Brown, ancien administrateur du conseil d’administration de SMIC, le plus grand producteur de puces chinois, modère toutefois l’impact des restrictions américaines. Pour lui, « il faudra des mois, voire des années pour commencer à sentir les conséquences » au sein de l’Empire du Milieu. Le pari de Washington d’endiguer l’industrie chinoise des semi-conducteurs est donc loin d’être gagné, il pourrait même avoir l’effet inverse.
Simon Rousselot
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