La guerre en Ukraine a débuté depuis maintenant plus de 2 mois. Pourtant, la situation n’a jamais paru aussi floue. La désinformation et les fake news ne cessent de cacher ou transformer la réalité des faits et des intérêts réels des grandes puissances mondiales. Pour décrypter ces jeux d’influence, le Portail de l’Intelligence Économique a fait appel à Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique et rédacteur en chef de Conflits.
PIE : Pourquoi n'évoquait-on pas dans les médias que la région du Donbass était sous les bombes depuis 2014, à l’image du conflit au Yémen ? À lire les journaux, on croirait que le conflit n’est né qu’il y a quelques semaines, voire quelques mois.
Jean-Baptiste Noé : Effectivement, il y a une guerre au Donbass depuis 2014, qui est une vraie guerre avec des bombardements de villes, d'hôpitaux, d’écoles avec des victimes civiles… Cela fait maintenant huit ans et, hormis Conflits, peu l’ont évoqué. Même sort pour le Yémen, dont l’ONU a pourtant dit qu’il s'agissait du plus grand drame humanitaire des vingt dernières années. Tous les malheurs du monde s’abattent sur ce pays, il y a la guerre, la famine, le choléra. Certains conflits n’intéressent donc manifestement pas. La question n’est pas celle du nombre de morts, le Yémen et l’Éthiopie sont de loin beaucoup plus meurtriers, le conflit au Soudan, les attentats au Mali dont on ne parle pas non plus, pas plus que des Rohingyas, sortis de l’actualité depuis 2017, alors qu’un projet d’intervention avait été mis sur la table. On a donc un phénomène de saturation de la bande médiatique : un conflit peut apparaître et disparaître avec beaucoup de facilité. L’effet mimétique est important lorsque tout le monde parle d’un même événement. Les médias se doivent aussi de répondre aux attentes de leurs lecteurs et de leur fournir des analyses sur les sujets qui les intéressent. Or, notamment parce que le conflit est plus proche, la guerre en Ukraine intéresse plus que la guerre au Yémen. Dans le vieux débat pour savoir si c’est le média qui est dépendant de ses lecteurs ou les lecteurs qui sont dépendants du média, j’ai tendance à penser que ce sont les lecteurs qui influencent les médias, c’est-à-dire que l’on doit répondre à la demande.
PIE : On constate au travers des déclarations de Poutine, combinées à un accroissement des arsenaux nucléaires chinois et russes, un retour au premier plan de l’équilibre de la terreur, dans un autre contexte que celui de la guerre froide. Comment catégoriser ce retour au premier plan, surtout médiatique, du nucléaire ?
Jean-Baptiste Noé : On constate en effet que la question du nucléaire est revenue à la mode, au centre des débats, à tout égard d’ailleurs, civil comme militaire, puisque l’Angleterre a annoncé qu’elle allait construire des centrales nucléaires. C’est intéressant de découvrir que des choses qu’on pensait dépassées sont revenues sur le devant de la scène. Et on a oublié que le but premier du nucléaire, c’est la dissuasion. Donc quand Poutine affirme qu’il met ses forces nucléaires en alerte, le premier stade de la dissuasion est engagé. Rappelons-nous que l’Ukraine était une puissance nucléaire, elle y a renoncé en 1991. Si elle n’y avait pas renoncé, elle n’aurait pas été attaquée aujourd’hui. Cela légitime la volonté de certains pays de se doter de l’arme nucléaire, notamment la Corée du Nord. Finalement, la guerre en Ukraine justifie le réarmement ou l’armement nucléaire.
PIE : En conséquence, le dossier iranien sera-t-il amené à se dégrader dans les mois à venir ?
Jean-Baptiste Noé : Oui, à ceci près que l’Iran a du gaz, et qu’il pourrait y avoir un accord à la demande des Américains entre l’Europe et l’Iran pour que l’Europe s’approvisionne en gaz iranien et soit ainsi indépendante du gaz russe. Il sera certainement trouvé un consensus, leur autorisant l’accès à un parc nucléaire civil. Il s’agira d’un nucléaire à base de thorium, et non pas d’uranium, pour avoir la certitude qu’ils aient des centrales sans pouvoir faire des armes nucléaires. Ça sera probablement l'enjeu principal des négociations à venir.
PIE : Croyez-vous que l’état d’esprit européen ne soit pas propice à entrer en guerre, voire au contraire à la subir ?
Jean-Baptiste Noé : Considérons deux fondamentaux : la question économique, qui est une question à part entière et la question de la guerre. Le problème réside dans le mythe d’une Union européenne qui éloignerait toutes les guerres des territoires européens. Certains décrivent la guerre d’Ukraine comme la première guerre en Europe depuis la défaite de l’Allemagne en 1945. Cela est complètement faux. Ce serait omettre la guerre des Balkans, la guerre en Irlande ou la guerre au Donbass. En réalité, nous avons nié l’existence-même des guerres sur le sol européen depuis les 60-70 dernières années. C’est une des raisons pour laquelle l’attaque de l’Ukraine peut s’apparenter à un réveil brutal qui aurait extirpé les Européens du rêve dans lequel ils étaient. Ce rêve était délicieusement séduisant certes, mais c’était se voiler la face que de croire un monde sans conflits… Plus encore, il est surprenant de constater que la guerre n’a jamais disparu du continent européen, nous avons purement et simplement refusé de l’admettre pour nous réfugier dans une mentalité que les Anglo-saxons appellent Peter Panish. Poutine a détruit ce mythe, c’est pourquoi il semble y avoir eu une telle cristallisation autour de lui, menant même à une haine de sa personne. Entendons-nous, je ne justifie aucunement l’invasion de l’Ukraine, nous remarquons simplement que le parti-pris est complètement irrationnel. J’entends par là que l’Ukraine apparaît comme le mouton blanc. Nous oublions que c’est un État corrompu, un pays qui a une pauvreté endémique alors que tous ses pays voisins se sont développés depuis 1991. L’Ukraine est un important producteur de charbon et de blé, elle a tout pour être un pays riche et développé, or ce n’est pas le cas. Si l’Ukraine n’avait pas été un pays faible et pauvre, il eût été plus difficile de l’attaquer. N’est jamais évoqué non plus la responsabilité de l’Allemagne et de la France dans la non-application partielle des accords de Minsk. C’est tout un ensemble qui a conduit à l’invasion russe de février. Poutine nous a sorti des rêves de paix perpétuelle dans lesquels nous étions.
PIE : Vous évoquiez précédemment une Ukraine dont l’image avait fortement et spectaculairement émergée, qu’en est-il de la figure de Zelensky ?
Jean-Baptiste Noé : Tout à fait, Zelensky était un inconnu avant le conflit. Il est passé du stade d’inconnu au stade du héros, de l’ombre à la lumière. Il joue très bien son rôle et sait utiliser les codes de la communication. On l’a vu sur les photos avec Boris Johnson : il était toujours en treillis. Or, force est de constater que ça ne servait à rien puisque Boris Johnson lui-même, était en costume-cravate donc a priori, il pourrait aussi s’habiller de la même manière dans les rues de Kiev. C’est un acteur extrêmement à l’aise avec son rôle. N’oublions pas qu’il est issu d’une carrière professionnelle de comédien et d’acteur de cinéma. Une étude mériterait d’ailleurs d’être poussée : comment un homme inconnu est-il devenu du jour au lendemain le héros ? Comment a-t-il orchestré sa communication ? Nous verrons bien la manière dont cela se terminera, mais pour l’instant, il fait un “sans-faute”, notons que ce n’est pas forcément évident à réaliser. Jouant sa partition à la perfection, il évite temporairement de soulever les vrais problèmes, c’est-à-dire comment mettre un terme au conflit, comment va-t-on lever les sanctions contre la Russie – car mettre des sanctions est une chose, et envisager les enlever un jour en est une autre – une fois le conflit terminé, comment rétablir la paix en Ukraine. Voilà, ce sont des questions qui ne se posent pas encore.
PIE : Dans un registre de guerre informationnelle, on remarque que l’Ukraine a réussi à se mettre dans la position du faible vis-à-vis du fort. Pourrait-on comparer cette stratégie à celles qui ont réussi dans les conflits de décolonisation où la position de victime est d’emblée acceptée par les opinions publiques ?
Jean-Baptiste Noé : Complètement, ce sont des méthodes dignes du Viet-minh et du FLN. En Europe, le sentimentalisme impose de prendre le parti du faible plutôt que du fort : donc l’Ukraine a eu la partie facile. La guerre a été entamée avec un a priori positif de l’opinion publique en faveur de l’Ukraine. Concentrer toutes les raisons précédemment évoquées sur Poutine, et toute l'innocence chez eux coule donc de source. Ceci dit, même avec un a priori positif, ils ont très habilement joué la situation. Entendons-nous, je ne dis pas ça de manière négative car leur devoir est bien de défendre leur pays. Ils ont fait ce qu’il fallait faire, c’est une victoire remarquable. Cela prouve que la communication est fondamentale dans ces combats de guérilla ou ailleurs. Ils ont su en tirer profit. Je serais intrigué de connaître les hommes derrière la communication de Zelensky. Comment ont-ils été formés ? Car un tel travail de communication ne s’improvise évidemment pas du jour au lendemain, il a été pensé longtemps en amont, pour avoir permis sa mise en œuvre dès les premières heures de guerre. Doit-on comprendre en cela qu’ils anticipaient une potentielle attaque ? Ils étaient, sans aucun doute, psychologiquement préparés à l’impensable. Maintenant, ce cas reste à étudier.
PIE : Boutcha : symbole d’un conflit qui tourne à la sauvagerie. Pourquoi cette invasion russe semble-t-elle si barbare ? N’est-ce pas une victoire ukrainienne, par la force des images, pour déstabiliser la puissance militaire russe ?
Jean-Baptiste Noé : Pour l’instant, soyons prudent car très peu d’informations ne garantissent ce qui s’est réellement passé. Dans ce type de cas, la meilleure attitude à avoir est d’attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, le temps que tout soit reposé pour y voir plus clair. On parle du brouillard de la guerre. Là, nous voilà dedans. Aujourd’hui, nous ne savons pas exactement combien il y a eu de morts, les conditions même de leur mort, qui est mort, en fait, nous ne savons pas grand-chose, simplement qu’il y a eu des morts. La prudence s’impose.
D’autre part, les Ukrainiens ont eu pour eux un effet d’aubaine, dont les images ont servi de relais afin de décrédibiliser un peu plus les Russes. Nous vivons une guerre de l’information et de la communication, c’est-à-dire que chacun utilise des évènements dramatiques dans son intérêt pour susciter l’indignation sur la scène internationale, aux dépens des Russes – ce que d’ailleurs n’ont pas maîtrisé les Russes par exemple. Ils auraient bien pu mener une guerre informationnelle autour du drame du Donbass, il y avait largement de quoi faire pour cela : des écoles et des hôpitaux bombardés, des meurtres de civils… D’ailleurs, nous pourrions nous demander pourquoi les Ukrainiens ont été bons, et pas les Russes. Ce n’est pas parce que les Russes n’ont pas su faire ni parce qu’ils n’ont pas compris l’importance de cette mise en scène médiatique – car en tout état de cause, ils maîtrisent en ce moment-même une guerre de l’information au Sahel. Toute guerre est terrible, et pourtant en Europe, nous en sommes presque au point de découvrir que dans une guerre il y a des morts. C’est d’ailleurs intéressant de noter que ce sont des gens qui d’ordinaire étaient pacifistes, qui au moment où la guerre a commencé sont devenus les plus bellicistes : ils ont appelé à l’intervention militaire des Nations Unis. Pour se battre, il faut d’abord avoir des qualités que tout le monde n’a pas et ensuite c’est extrêmement violent, il faut être prêt physiquement et surtout moralement. Effectivement, ces massacres ne sont évidemment pas une surprise, cela fait partie de la guerre.
Propos recueillis par Antoine Cornu et Luc de Petiville
Première partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [1/3]
Troisième partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [3/3]
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