Impacté par les sanctions américaines, l’achèvement du gazoduc germano-russe Nord Stream 2 est à nouveau fragilisé, à la fois par une divergence de points de vue franco-allemands et par la montée en puissance financière d’un projet alternatif : l’Initiative des Trois Mers. Cette lutte d’influence révèle les forces à l’œuvre pour le contrôle des voies d’approvisionnement énergétiques en Europe.
Les réticences réglementaires de la France sont connues à l’égard de la réalisation du projet Nord Stream 2 : cette réserve est désormais passée au stade supérieur de l’opposition affichée. A l’occasion du retour de l’opposant Navalny en Russie et de son arrestation, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes a ainsi déclaré le 1er février que la France était “pour abandonner Nord Stream [2, ndlr]’’.
Au-delà du contexte politique, cette opposition peut se comprendre dans la mesure où Nord Stream 2 offre à l’Allemagne l’occasion de devenir le nouveau hub gazier de l’Europe, susceptible de représenter jusqu’à 20% de la consommation et 26% des importations continentales (contre 11,7% et 16% en 2019), au détriment de la Pologne et de l’Ukraine par lesquels transitent actuellement la majeure partie du gaz russe. Ajoutée à la sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni, puissance gazière majeure au sein de cette entité (39,6 billion cubic meters de production sur 101 en 2019), cette potentielle hégémonie est susceptible de renforcer l’influence de Berlin dans les instances de Bruxelles au détriment de celle de Paris, notamment en termes de politique énergétique et d’accroissement de la dépendance énergétique envers un seul État. Toutefois il importe de se rappeler que le français Engie a participé au financement du projet à hauteur de 10%, soit 950 millions d’euros.
Parallèlement, l’émancipation des pays d’Europe de l’Est à l’égard de la Russie dans ce domaine se poursuit par l’adhésion de la Lituanie et la Croatie ce même 1er février au Three Seas Initiative Investment Fund, également étoffé de près de 300 millions d’euros à cette occasion. Ce fonds d’investissement, bras financier de l’Initiative des Trois Mers, destiné à soutenir les projets d’infrastructures terrestres, énergétiques et digitales de la mer Baltique à l’Adriatique et la mer Noire sous l’égide des Etats-Unis, réunit actuellement 1,2 milliard d’euros et a déjà pris deux participations dans la location de matériel ferroviaire régional et la gestion de datacenters. On peut aussi noter que parallèlement à l’adoption de nouvelles sanctions contre Nord Stream 2 et Turkstream 2 (NDAA 2021), l’initiative est saluée par le Congrès américain comme le moyen de contrer l’influence énergétique de la Russie sur l’Europe, de manière à ce que l’autosuffisance des Etats-membres en infrastructures énergétiques ne les fasse plus dépendre de Moscou.
A ce sujet, la Croatie vient récemment d’inaugurer son terminal de gaz naturel liquéfié de Krk lui permettant de diversifier ses approvisionnements et ses fournisseurs en gaz, parmi lesquels se trouvent les Etats-Unis, d’où venait d’ailleurs la première cargaison; manière symbolique de signifier la possible bascule d’une dépendance à une autre…
Louis-Marie Heuzé
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