Data centers décarbonés : Thales conduit la nouvelle ère du spatial et du digital européen

Thales, fleuron de l’industrie française, a annoncé lundi 14 novembre 2022, via sa filiale Thales Alenia Space, sa sélection par la Commission européenne pour l’étude de faisabilité de data centers dans l’espace. Comment l’Europe compte-t-elle se positionner sur l’échiquier géopolitique grâce aux technologies de rupture de ce secteur « supra-critique » ?

Depuis la création en 1989 de l’Internet, l’humanité n’a cessé de digitaliser ses services et ressources. Le monde, tel que nous le connaissons, est devenu une société de l’information où se joue un véritable rapport de force entre nations. Eu égard à la quantité exponentielle de données en libre accès sur la toile, le phénomène a été baptisé « le Big Bang du Big Data ».

Cependant, couplé à une augmentation des échanges (25 % par an) et à la révolution des objets connectés, cet accroissement des données numériques rencontre un point critique. En effet, l’archivage de cette data nécessite la création d’importants espaces de stockage : les data centers. Avec « une moyenne de 16 nouveaux data centers mis en service chaque trimestre au cours des trois dernières années » selon John Dinsdale, analyste en chef chez Synergy Research, ils étaient près de 8 000 à travers le monde en 2022, dont 2 701 aux États-Unis et 264 en France. 

Toutefois, cette prolifération représente un risque et a, aujourd’hui, un « impact énergétique et environnemental critique ». À savoir, un tiers seulement de l’énergie consommée sert à faire fonctionner les centres de données – environ 64 zettaoctets d’informations numériques (mille milliards de gigaoctets) en 2020 – tandis que les deux tiers restants sont alloués aux systèmes de refroidissement permettant de maintenir une température des serveurs à 20 degrés Celsius. 

 

En vue de diminuer cette empreinte digitale, un budget de 95,5 milliards d'euros a été alloué au programme « Horizon Europe » pour la recherche et l’innovation afin de répondre à la consommation énergétique gargantuesque : 6 800 TWh d’énergie primaire consommés en 2019. La Commission européenne a positionné l’entreprise Thales Alenia Space, société conjointe entre Thales (67 %) et Leonardo (33 %), pour mener l’analyse de faisabilité Advanced Space Cloud for European Net zero emission and Data sovereignty (ASCEND), portant sur l’installation de data centers en orbite. Comme l’atteste son  chiffre d’affaires de 2,15 milliards d’euros en 2021 et ses 8 000 employés, la filiale a confirmé sa position à la pointe de la robotique spatiale en remportant le prix des Étoiles de l'Europe grâce à sa coordination du projet on-orbit satellite servicing, EROSS.

De même, des sociétés françaises telles que OVH font face à d’autres enjeux environnementaux et géopolitiques, à savoir la consommation des métaux précieux issus des terres rares, desquels la Chine a su prendre avantage en en devenant la puissance mondiale prédominante à travers sa political warfare (guerre par le milieu social, GMS). Semblablement, la production de semi-conducteurs – marché pesant 595 milliards de dollars en 2021 d’après le cabinet Gartner – et le refroidissement des centres d’exploitation du réseau entraînent un stress hydrique à l’image de la politique de régulation de l’eau du gouvernement taïwanais, en juin 2021. En dépit de la guerre économique faisant rage dans ce secteur, ce dernier a partiellement suspendu l'approvisionnement en eau du plus important fabricant de puces sous contrat au monde – Taiwan Semiconductor Manufacturing Co Ltd (TSMC) – qui consomme plus de 150 000 tonnes d'eau par jour.

 

La sobriété énergétique, un enjeu souverain

L’étude ASCEND a deux objectifs distincts. Premièrement, il s’agit de démontrer que « les émissions carbone associées à ces nouvelles infrastructures en orbite sont moindres que celles produites par des data centers terrestres » : ce qui représentera une écocontribution dans l’intégration des objectifs du Green Deal d’ici 2050. Dans un deuxième temps, il conviendra d’assurer le bon déploiement ainsi que l’opérabilité de ce cloud spatial alimenté par des centrales solaires de plusieurs centaines de mégawatts. 

Face à ces objectifs, Thales Alenia Space s’est entourée d’un consortium d’expertises complémentaires. Parmi elles, nous pouvons citer : Carbone 4 et VITO dans les domaines environnementaux ; Orange, CloudFerro, Hewlett Packard Enterprise Belgium, pour le secteur du cloud ; ArianeGroup concernant les lanceurs ; ou encore le centre de recherche allemand DLR, Airbus Defence and Space et Thales Alenia Space pour les systèmes orbitaux.

 

Par ailleurs, fédérer ces acteurs européens lors de ce projet d’envergure pourrait donner naissance à d’importants investissements pour la décarbonation de notre environnement et justifierait également le développement d’un lanceur vert, lourd et réutilisable. La réalisation de ces prouesses technologiques fournirait un avantage concurrentiel sur l’écosystème spatial et digital en positionnant l’Europe comme leader « dans le transport, la logistique spatiale et l’assemblage de grandes infrastructures ». D’autre part, l’utilisation des technologies d’assistance en orbite et des communications optiques – que  l’Europe maîtrise particulièrement – permettra à des pays comme la France de bénéficier d’un droit souverain dans la bataille mondiale de la protection des données numériques. Par conséquent, cela permettrait à la République française de se protéger des ingérences des États-Unis par le biais de l’extraterritorialité du droit américain, rendu possible par le Cloud Act et l’instrumentalisation des câbles sous-marins au cœur du scandale d’écoute de la National Security Agency.

 

D’un autre côté, le stockage de données est un véritable terreau pour l’innovation. Les chercheurs estiment qu’il faudra stocker 175  zettaoctets de données en 2025. François Képès, chercheur et membre du groupe de travail « ADN : lire, écrire, stocker l’information » de l’Académie des technologies, souligne « qu’à moins de changer de paradigme, en 2040, 1/1000e des terres émergées de la planète seront couvertes par ces data centers  ». Afin de répondre à ce défi, Biomemory – startup soutenue par le plus grand organisme public français de recherche scientifique, le CNRSpromet de stocker 5 000 pétaoctets (capacité de stockage d’un data center) dans une simple capsule, en utilisant la technologie du stockage sur ADN. Cela permettrait ainsi d’augmenter la longévité de l’information à des millions d’années puisqu’aujourd’hui, un centre de données change ses serveurs en moyenne tous les quatre ans à cause de la durée de vie limitée des équipements. Au sein de la compétition mondiale du numérique, cette technologie de rupture permettra de remodeler les rapports de forces étatiques dans les guerres hybrides couvertes mais implacables.

 

Enfin, des acteurs privés tels que Microsoft se sont engagés à retirer de l’environnement l'entièreté du carbone émis depuis la fondation de l’entreprise (1975) d’ici 2050. On compte notamment le projet Natick en collaboration avec Naval Group, qui consiste à étudier la faisabilité logistique, environnementale et économique des data centers sous-marins dans les fraîches eaux écossaises

 

L’espace, un véritable terrain de défense nationale

En 2018, la France avait dénoncé la tentative d’espionnage de son satellite Athena-Fidus par le satellite russe Loutch-Olymp. Afin de répondre à ces nouvelles rivalités entre puissances spatiales, l’Hexagone a créé le Commandement de l’espace (CDE) au sein de l’armée de l’Air et de l’Espace. Ce contexte de guerre informationnelle a conduit, en octobre et novembre 2021, au lancement du satellite de télécommunications Syracuse et de trois satellites de renseignement Ceres. À titre de comparaison, ces enjeux se retrouvent également dans le domaine des câbles à fibre optique sous-marins. En effet, 99 % des flux intercontinentaux passent par un réseau tentaculaire d'environ 1,3 million de kilomètres de câbles, permettant de relier les data centers aux individus – dans leurs usages privés -, aux entreprises et administrations. Ainsi, ces infrastructures sous-marines ont récemment fait l’objet de soupçons de sabotage et de tentatives d’espionnage par un captage intensif direct d’informations, comme l’ont révélé certaines affaires (Snowden, Echelon, etc.)

 

De surcroît, la création d’un cloud spatial pourrait potentiellement apporter une solution face aux risques terroristes à l’égard des infrastructures câblières sous-marines, évoqués par la chercheuse en relations internationales Camille Morel. En d’autres termes, la menace de paralysie du système économique mondial en raison d’un acte terroriste sur les centres névralgiques – à forte densité de câbles – ne reste que trop sous-estimée, malgré les problématiques de sécurité mises en évidence par l’Egyptian Bypass. En revanche, Les Échos titrait, il y a quatre jours : « Marseille, en passe de devenir le cinquième hub mondial du trafic internet », ce qui témoigne de la volonté française de capitaliser sur sa place de carrefour stratégique pour les autoroutes numériques. Ce positionnement pourrait notamment jouer en la faveur du pays des Droits de l’Homme et du Citoyen dans de futurs bras de fer avec les GAFAM

Malgré la possible décarbonation de notre environnement, le projet de constellation de data centers ASCEND lancée au-delà de l’atmosphère terrestre entraînera une nouvelle problématique : la pollution et la gestion des déchets dans l’espace. En effet, outre les 2 787 satellites opérationnels fin décembre 2020, les débris polluant l’espace orbital sont certes peu massifs mais peuvent entraîner des conséquences destructrices sur le matériel spatial actif par leur vitesse. Cela n’est pas sans rappeler les risques pour la sécurité des astronautes de l’International Space Station (ISS), qui doivent exécuter des manœuvres de contournement du fait de l’ingérence liée à la destruction d’un satellite russe par l’un de ses missiles. Plus récemment, nous pouvons également citer la fermeture de l’espace aérien espagnol, vendredi 4 novembre 2022, à la suite de l’explosion d’une fusée chinoise.

 

En définitive, force est de constater qu’à travers la multiplication des projets (Starlink, Orbital Reef, Space Belt, etc.) de conquête spatiale, Thales Alenia Space partage avec de nombreuses autres entreprises la conviction que l’espace apporte une nouvelle dimension pour la durabilité de la Terre. Malgré tout, ces prouesses, tant humaines que technologiques, nous invitent à nous interroger sur l’ensemble des risques et enjeux économiques auxquels un pays s’expose en raison des confrontations étatiques permanentes – additionnées à l’entrée en lice de grands groupes – qui complexifie les architectures stratégiques à l’aune du triptyque « compétition – contestation – affrontement ».

 

Quentin Beunet

 

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