Guerre des monnaies : la « dédollarisation » sino-russe [Partie 1/2]

La dédollarisation de la Chine et de la Russie, c’est-à-dire la diminution de l’utilisation du dollar américain comme monnaie d’échange et de réserve, est un phénomène qui tend à se généraliser. Ainsi en mai 2019, le gouvernement russe a vendu 69 % des Bons du Trésor américain qu’il détenait, suivi par la Chine en juin 2020.

Cette dynamique ne cesse de s’intensifier et pourrait mener à terme à la fin de l’hégémonie monétaire américaine. Selon Brzezinski, cette bascule stratégique aurait des répercussions considérables sur l’ordre mondial : « Le maintien de la primauté des États-Unis est essentiel non seulement pour le niveau de vie et la sécurité des Américains, mais aussi pour l'avenir de la liberté, de la démocratie, des économies ouvertes et de l'ordre international. »

 

Le chamboulement de la hiérarchie monétaire pourrait être l’objet de changements majeurs dans le système financier international, au même titre que l’ont été les accords de Bretton Woods. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces derniers marquent la fin progressive de l’étalon-or, au profit d’un nouveau système financier international après 1944. Ce dernier a nécessité l’émergence de nouvelles institutions telles que la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international afin, notamment, d’unifier et d’uniformiser les économies mondiales sous l’égide d’un monopole financier américain où le dollar US est directement indexé sur l’or. En 1971, les USA mettent fin à la convertibilité du dollar en or suite à leur déficit excessif. Depuis lors, nous sommes dans un système financier gouverné par les devises et taux de change, et qui n’est plus basé sur l’actif tangible universel qu’est l’or. Cependant, le dollar a conservé son avantage, en tant que valeur refuge et actif le plus liquide du monde, ce qui, a contrario, provoque un mouvement de dédollarisation.

 

Les privilège exorbitants du dollar 

Il est fondamental de comprendre le pouvoir que les Américains tirent du dollar afin de comprendre et justifier la stratégie de dédollarisation de la Chine et de la Russie.

Barry Eichengreen, professeur à l’université de Californie, démontre dans son ouvrage Exorbitant Privilege: the Rise and Fall of the Dollar que ce privilège permet aux Américains d’en tirer des avantages économiques considérables. 

Premièrement, sa large utilisation internationale bénéficie fortement aux entreprises américaines, puisqu’un exportateur américain sera payé dans la monnaie qu’il utilise pour rémunérer ses salariés, actionnaires et fournisseurs, tandis que les exportateurs des entreprises étrangères devront s’acquitter des coûts de conversion. 

De plus les banques américaines n’ont pas besoin de se couvrir contre les fluctuations du taux de change car le dollar est la monnaie de réserve internationale principale et qu’elle ne peut être manipulée, contrairement à des monnaies comme la couronne norvégienne ou le franc suisse, qui sont des monnaies de réserves mais en trop petites quantités, dont les cours sont trop sensibles aux fluctuations en cas de mouvements de capitaux. C’est pourquoi les banques étrangères reçoivent des dépôts en dollar.

Troisièmement, seuls les États-Unis ont le droit de battre cette monnaie, ce qui les fait engranger des gains. Barry Eichengreen l’explique très simplement dans son ouvrage : fabriquer un billet de 100 dollars ne coûte que le prix de l’imprimerie nationale des États-Unis, donc rien aux États-Unis. Cependant, pour l’obtenir, les pays étrangers doivent réellement débourser 100 dollars de biens et/ou de services réels. À l’époque de l’ouvrage, en 2011, environ 500 milliards de dollars circulaient à l’extérieur des États-Unis. 

 

« Le maintien de la primauté des États-Unis est essentiel non seulement pour le niveau de vie et la sécurité des Américains, mais aussi pour l'avenir de la liberté, de la démocratie, des économies ouvertes et de l'ordre international. » Brzezinski

 

Autre point capital, le dollar américain bénéficie d’une confiance internationale, justifiée ou pas. Pour se prémunir d’une éventuelle crise, toutes les banques se tournent vers le dollar, reconnue comme une monnaie de réserve, bien que son déficit budgétaire soit exorbitant. Par exemple, lors de la crise des subprimes, toute la bulle immobilière provenait des États-Unis. Pourtant ça n’a pas empêché toutes les banques du monde entier d’acheter du dollar pour se prémunir de la crise. Les banques et entreprises du monde étant toujours prêtes à détenir davantage de titres libellés en dollar, le taux d’intérêt que les Américains doivent payer sur leur dette extérieure est inférieur au taux de rendement de leurs investissements à l’étranger. Par conséquent, cela permet aux Américains de tolérer un déficit commercial très important tout en continuant à vivre au-dessus de leurs moyens.

Enfin, la crise des subprimes a accru davantage la position financière des États-Unis, depuis la dépréciation du dollar d’environ 10 %, car les investissements étrangers ont pris de la valeur à mesure que les actifs en dollars possédés par les pays étrangers perdaient de leur valeur. 

 

Il est également pertinent d’ajouter un énième privilège exorbitant du dollar : l’extraterritorialité du droit américain. En effet, le fait d’user du billet vert dans nos transactions nous expose au droit américain et ses actions. 

Face à cette hégémonie démesurée, certaines puissances veulent se libérer. Face aux privilèges évoqués précédemment, la Chine et la Russie cherchent à obtenir une monnaie reconnue internationalement qu’ils pourraient « battre » eux-mêmes, afin de lutter contre le gain de seigneuriage des États-Unis et mettre en circulation une monnaie de réserve internationale reposant en partie sur un standard or, afin d’offrir une alternative au dollar. Ces nécessités dirigent en grande partie le sens des stratégies chinoise et russe. 

 

La guerre des monnaies : une guerre perdue d’avance par le dollar ? 

Selon Jim Rickards, dans son livre intitulé Currency Wars, nous vivons actuellement une guerre mondiale menée, non pas avec des soldats ou des chars, mais avec des devises. Dans ce livre est détaillé un exercice parrainé par le Pentagone auquel Rickards a participé en 2009, où les joueurs ne pouvaient utiliser que des armes financières comme des actions, des obligations et dérivés pour détruire l’ennemi, au détriment des bombes, drones, etc. Rickards appartenait à l’équipe chinoise. Avec la Russie, ils ont uni leurs forces et ont utilisé leur or pour émettre de nouvelles devises adossées à l’or et se séparer du dollar.

Jim Rickards dit, quelques années plus tard, que les choses se déroulaient comme ils l’avaient dit au Pentagone en 2009. Il se basait sur l’augmentation des réserves d’or de la Russie de 70 % et de la Chine de plusieurs centaines de pourcents, bien qu’il soit toujours difficile de connaître les données chinoises réelles. Toutefois, Jack Lew – ancien Secrétaire du Trésor américain – déclarait que la Chine était encore loin de devenir une monnaie de réserve dû aux problèmes de convertibilité du renminbi ; ce que Jim Rickards concède tout en disant qu’il y a beaucoup d’autres éléments qui affaiblissent le dollar à la marge. L’économiste, financier et écrivain français Charles Gave rejoint la position de Jim Rickards. Selon lui, la Chine et la Russie achètent massivement de l’or pour y adosser leur monnaie, ce qui résulterait à une perte de prestige inimaginable pour le dollar américain.

 

« Les sanctions économiques occidentales à l’égard de la Russie, depuis l’intervention militaire de cette dernière en Ukraine, a donné un coup d'accélérateur au phénomène de dédollarisation… »

 

Alexandre Ewreïnoff

 


La seconde partie de cette analyse paraîtra le 23 février. Au-delà de la puissance intrasec du dollars sur la finance internationale, le Yan et le Rouble tendent à prendre une place prépondérante sur les marchés. Loin de partager leur avenir financier, la Chine et la Russie font tout de même cause commune, pour s'émanciper face au pouvoir exorbitant du dollar.


 

Pour aller plus loin :