Après plus de 7 mois de bataille, les conseils d’administration de Veolia et Suez ont convenu d’un rapprochement. En reprenant la majorité de son principal concurrent, Veolia s’affirme comme le leader mondial de la transition énergétique. Présenté comme gagnant-gagnant, il s’agit maintenant de déterminer si cet accord renforce Veolia et lui permet de lutter contre ses principaux adversaires, notamment chinois, ou si celui-ci résulte de la simple volonté de détruire un concurrent historique.
« L’accord que nous avons conclu cette nuit est historique », affirme Antoine Frérot, Président Directeur Général de Veolia, au 12 avril 2021, le lendemain de l’annonce d’un accord qui marque un nouveau tournant dans la lutte féroce que se livrent deux entreprises concurrentes depuis plus de 150 ans. Le rapprochement entre les successeurs de la Compagnie Générale des Eaux (Veolia) et de la Lyonnaise des Eaux (Suez) est désormais une réalité. Après avoir racheté 29,9 % des parts de Suez appartenant à ENGIE en octobre 2020, les deux conseils d’administration sont tombés d’accord sur un rapprochement entre les deux groupes avec un prix de 20,50 par action Suez, un prix 14% supérieur à ce que Veolia avait prévu de débourser. Au total, il devra dépenser près de 25,7 milliards d’euros pour cette opération, découpée principalement entre les 10 milliards d’euros correspondant à 60% du capital de Suez, et 13 milliards de dettes du groupe.
Pour se conformer aux règles émises par l’Autorité pour la concurrence, Veolia renonce à 6,9 milliards d’euros de chiffres d’affaires de Suez, dont 5,3 milliards correspondant aux activités françaises. Celles-ci seront dès lors reprises par un consortium d’actionnaires avec comme figures de proue Meridiam, la Caisse des Dépôts, Ardian et GIP. Cette nouvelle structure constituera un « nouveau Suez » qui n’est constitué que de 40% du capital initial du groupe.
Cette opération est une victoire pour Veolia, qui verra son chiffre d’affaires passer de 26 à 37 milliards après la fusion entre les deux entités, prévue pour l’automne 2021. L’entreprise dirigée par Antoine Frérot, déjà considérée comme deux fois plus forte que sa rivale, va l’être désormais de cinq.
Toutefois, la fusion n’est pas encore entérinée. Saisies par deux ONG, le Front républicain d’intervention contre la corruption (FRICC) et l’Association pour le contrat mondial de l’eau (ACME), l’Autorité de la Concurrence et la Commission Européenne devront juger si ce rapprochement ne débouche pas sur un monopole dans les services de l’eau et de l’énergie, sous peine d’annuler la fusion.
Engie, point de départ de l’offensive
Déjà entrevue par les prédécesseurs d’Antoine Frérot au poste de PDG de Veolia, l’offensive contre Suez a pu bénéficier d’un coup de pouce, qui date de l’été 2020. A l’occasion des semestriels du groupe Engie en juillet 2021, son PDG Jean-Pierre Clamadieu a exprimé : « Concernant Suez, tout est possible » ; le groupe possédant 32% de Suez, à l'issue de la fusion de GDF et Suez en 2008. Ces mots ne sont pourtant la suite qu’une volonté née durant les mois précédents de céder Suez ; volonté dont le PDG Bertrand Camus avait été mis au courant et qui est remonté aux oreilles du PDG rival de Veolia. Ce dernier a donc préparé son attaque, s’assurant le soutien des syndicats de Veolia, et en s’entretenant dès début juin avec le Président de la République Emmanuel Macron concernant ses motivations.
Il faut dire que le sujet Suez fait l’objet de multiples ambivalences de la part d’Engie. Alors qu’en 2018, des rumeurs faisaient acte d’une possible fusion, les deux groupes se sont distendus, considérant qu’il y avait un réel manque de synergie entre les deux groupes, marquée notamment par le choix en 2017 d’un consortium Suez et EDF par la métropole de Dijon pour un contrat de ville connectée. Malgré des relances de Jean-Pierre Clamadieu et Isabelle Kocher, respectivement numéros 1 et 2 d’Engie, la situation ne s’est pas améliorée, amenant le groupe à revoir sa position sur le dossier.
Dès lors, les déclarations de Jean-Pierre Clamadieu en juillet ont servi de point de départ de l’offensive de Veolia, qui voit ici la perspective de créer une fusion des deux géants français. Une ambition qu’il partage au PDG d’Engie dès le mois d’août, selon les informations des Echos, pour formuler une offre de rachat de 29,9% des parts de Suez appartenant à Engie. Le 29 août, cela sera matérialisé concrètement par une offre ferme de 2,9 milliards, à 15,50 euros par action, soit plus de 50% de plus que le cours de Suez à l’époque.
L’opération Sonate, une offensive décisive face à une défense tenace
Cette opération sur les actions détenues sur Engie n’est que la première étape de l’opération Sonate, mise en place par Antoine Frérot, le PDG de Veolia, censée aboutir sur l’absorption de son principal concurrent Suez. Une OPA vendue comme amicale, mais résolument hostile. Selon les Echos, une fois l’offre publique, Veolia et Suez se sont mis en ordre de combat pour gagner la bataille du conseil d’administration d’Engie. D’un côté, Veolia défendant la vision d’un champion tricolore, appuyé par Meridiam ; de l’autre, Suez conseillé par Rothschild, Goldman Sachs ou encore JP Morgan.
Suez ne veut pas se laisser abattre et use de stratégies multiples pour contrecarrer l’OPA désormais hostile. La première a été de se mettre en quête d’un autre investisseur, un « chevalier blanc », moins agressif prêt à débourser plus que Veolia. Elle sollicite alors Ardian, qui finalement refuse. La deuxième a été de créer une fondation néerlandaise pour protéger Suez d’un achat de son activité eau et d’assainissement effectuée en France.
Malgré ces efforts, le camouflet s’annonce pour Suez, qui voit le conseil d’administration voter le 5 octobre pour la cession des actifs vers Veolia, qui devient de facto le principal actionnaire de son concurrent à hauteur de 29,9%. Cela enclenche la deuxième partie de l’opération Sonate, à travers l’offre publique d’achat des autres actions de Suez (hormis les activités France) à hauteur de 18 euros par action pour une somme totale de 7,9 milliards d’euros. Un chiffre jugé trop inférieur par la cible visée.
Après avoir immédiatement réagi en saisissant le tribunal de Nanterre, Suez démarre alors sa deuxième stratégie pour survivre face à l’assaut frontal de son principal concurrent, à savoir une lettre d’intention en janvier d’Ardian et GIP pour le même prix que celui de Veolia, ce qui entraîne un bond de l’action de l’entreprise au-delà du montant proposé par Veolia. La deuxième manœuvre a été de menacer la vente d’actifs stratégiques, à savoir la vente de ses activités déchets britanniques et australiennes, pour vider son entreprise de son intérêt, afin d’en faire une coquille vide.
La bataille ne se fait pas seulement sur les terrains financiers, mais aussi sur l’espace médiatique ; l’un et l’autre utilisant des stratégies offensives. Pour contrer certains experts habitués de la télévision et de la presse, se montrant critiques sur cette fusion, le géant industriel a dépêché des huissiers pour effectuer des sommations interpellatives à leur domicile. A cet égard, Elie Cohen ou encore Julien Icard, ainsi que 14 autres experts, ont reçu des courriers leur demandant de s’expliquer, sous 48 heures, de leurs liens avec Suez. Une procédure intimidante, destinée à faire taire les critiques.
Malgré les efforts de l’ex Lyonnaise des Eaux, ceux-ci demeurent vains quand début avril, l’Autorité des marchés financiers oblige Suez et son PDG Bertrand Camus à changer de cap en déclarant que la position de Suez ne respecte pas le jeu de la concurrence. Après des dernières tentatives, notamment la signature d’un accord pour vendre ses activités australiennes à son concurrent Cleanaway le 6 avril, l’accord passé le 12 avril avec Veolia marque la réussite de l’opération Sonate.
L’Etat français, d’opposant à négociateur
A la signature des accords, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, s’est réjouit de voir ce dossier toucher à son terme : « Je me réjouis que Veolia et Suez soient parvenus à un accord à l’amiable, conformément au souhait exprimé par l’Etat depuis le début de cette opération industrielle ». Pourtant, à l’origine du conflit lors de l’offensive sur les actions détenues par Engie, celui-ci a manifesté clairement son opposition, en votant en défaveur de cette prise d’action. N’étant qu’actionnaire d’Engie qu’à 23%, sa position n’avait pas suffi à enrayer la prise de contrôle de Veolia.
Une défaite dont Bercy s’est rapidement relevée pour jouer ensuite une autre partition, celle du dialogue constructif pour ne pas aboutir à une guerre brutale, dans un souci de protection des actifs, des emplois, mais aussi du prix de l’eau sur l’Hexagone. Toujours selon Les Echos, ce rôle a été rempli par plusieurs personnes, notamment Emmanuel Moulin, directeur général du Trésor et ancien directeur du cabinet de Bruno Le Maire, mais aussi Gérard Mestrallet, ancien président d’Engie, Marc Sénéchal, associé fondateur de la société BTSG et enfin Laurent Burelle, président de l’AFEP (Association Française des entreprises privées).
Il faut dire que la tâche était ardue, tant les divergences initiales entre les deux groupes étaient grandes. Pour calmer les ardeurs de Veolia, la Caisse des Dépôts, actionnaire de Veolia à hauteur de 6,1%, disposant de 10% des droits de vote du conseil d’administration, est également intervenue. Au travers de son directeur général Laurent Bompard, elle a appelé au bon sens, en menaçant de se retirer du capital de Veolia.
Veolia, leader mondial d’un secteur fortement concurrentiel
Depuis le 12 avril, Veolia se gargarise de cet accord tandis que Suez tente de garder la face par des prises de paroles. Une fois réunie sous une seule marque, dans un délai de 2-3 ans selon Veolia, cette nouvelle entreprise représentera 5% du marché mondial, éclaté pour l’instant sous une myriade d’acteurs. Une prise de position jugée décisive par Antoine Frérot, PDG de Veolia, qui voit dans ce marché multiple de la transition énergétique (eau, déchets, énergie) un début de concentration des acteurs. La principale crainte ici est de voir la montée de la concurrence chinoise, à l’heure où le développement durable fait partie intégrante du plan « Made in China 2025 » dans lequel l’Empire du milieu cherche à créer ses propres champions mondiaux de la transition énergétique. Ici, le principal concurrent se nomme BEWG (Beijing Enterprises Water Group), qui pèse 16 milliards d’euros, bénéficiant des marchés intérieurs chinois, et qui cherche à se développer à l’étranger. Il est d’ailleurs déjà présent en Nouvelle-Zélande et en Pologne.
Si Veolia fait figure de grand gagnant, Suez n’est pour l’instant pas réduit à néant. Dans un souci de se régler aux règles de l’Autorité pour la concurrence, le groupe va être réduit aux activités principalement françaises et avec quelques concessions étrangères (Italie, République Tchèque, Afrique dont le Maroc, Asie Centrale, Inde, Chine ou encore Australie), pour représenter 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Elle bénéficie tout de même de marchés prometteurs, et d’une taille importante bien que réduite avec désormais 45 000 salariés, bien loin des 80 000 initiaux. Meridiam, actionnaire à 40% de ce nouvel édifice, promet de s’engager à long terme, en avançant 860 millions d’euros d’investissements au profit de la recherche et développement ainsi qu’à l’outil industriel français. Pourtant, le nouveau Suez a dû se contraindre d’annuler ses actions effectuées ces 7 derniers mois pour contrecarrer la prise de position de Veolia à savoir la fondation néerlandaise ou encore la vente de ses actifs australiens, qui iront finalement vers son concurrent historique.
Cette OPA hostile en rappelle d’autres. Déjà dans le passé, des poids lourds bancaires et pétroliers en 1999 ou encore pharmaceutiques en 2004 avaient lutté pendant des mois, pour finalement aboutir à un accord, que ce soit BNP, Société Générale et Paribas, Total et Elf ou encore Sanofi-Synthélabo et Aventis. S’il est aujourd’hui présenté comme un accord gagnant-gagnant pour Veolia, les actionnaires, l’Etat Français et la perspective de créer un « nouveau Suez », il est aujourd’hui impossible de savoir de quoi sera faite cette opération, s’agissant d’une réelle expansion de Veolia, ou bien d’une volonté de destruction d’un concurrent historique. De nombreuses questions restent en suspens, notamment sur les capacités de Veolia à absorber rapidement la dette émise pour faire cette acquisition et la place des équipes de Suez dans la stratégie de Veolia. Enfin, les réelles perspectives du “nouveau Suez” restent à établir, à l’heure où le fonds Ardian-GIP, futur actionnaire de 40% des parts, s’insurge contre la position minoritaire qui lui est attribuée.
La prudence est de mise et la classe politique n’a pas manqué de s’inquiéter de la perte d’un fleuron français au bénéfice d’un autre. Auparavant, des OPA jugées prometteuses n’ont pas eu le rendu espéré, que ce soit Technip et FMC, ou encore Daimler et Chrysler. Cependant, pour en juger, il faut que cette fusion soit entérinée et convaincre la Commission Européenne du bien-fondé de l’opération ; elle qui n’a pas hésité à refuser l’acquisition d’Alstom par Siemens.
Thibault Menut
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