Exacerbé par la guerre en Ukraine, le marché de l’armement est l’un des plus importants du monde. La France et l’Allemagne, reconnus pour leur savoir-faire en la matière, se livrent aujourd’hui une véritable compétition dans le domaine. Si le SCAF (système de combat aérien du futur) fait parler de lui, des groupes industriels allemands tels que Rheinmetall mettent aussi en place des stratégies offensives contre la France et ses industriels.
Rheinmetall et le MGCS, le tour de force de Berlin
Rheinmetall est un conglomérat industriel allemand spécialisé dans l’armement et l’équipement automobile générant un chiffre d’affaires d’environ 6 milliards d’euros. En 1979, l’entreprise livrait ses premiers chars « Leopard 2 » à la Bundeswehr. En 2000, elle décide de mettre en place la « stratégie de la Ligne claire » afin de concentrer ses investissements dans les secteurs de pointe de la technique de l’armement, de l’automobile et de l’électronique. En 2003, dans le cadre de la construction du nouveau char d’appui « Puma », Rheinmetall s’associe avec l’armurier allemand KMW (Krauss-Maffei Wegmann). Ils créent alors le consortium PSM GmbH.
Cependant, en 2015, KMW initie une joint-venture avec l’industriel français Nexter et crée l’entreprise KNDS (KMW+Nexter Defense Systems). L’objectif est alors de faciliter la coopération pour le MGCS (Système Principal de Combat Terrestre), projet d’armement franco-allemand lancé en 2017. Cet accord respecte le partage des tâches 50-50. Le programme vise à développer un « système des systèmes » reposant sur un char de combat qui doit succéder aux chars Leclerc et Léopard 2 pour 2035 voire 2040.
En 2018, Berlin, leader du programme (la France étant leader sur le SCAF) opère un premier revirement afin de mettre en avant ses industriels nationaux et décide d’imposer un troisième acteur dans le projet, Rheinmetall. En 2019, ce dernier tente de racheter la participation de 50% de KMW dans KNDS, ce qui ferait passer la part allemande à 75% dans le projet contre 25% pour la part française (représentée par Nexter au sein de KNDS. Il se heurte, cependant, à un refus de la part des français. Depuis, les différends entre Rheinmetall et Nexter pour le MGCS se concentrent principalement autour du canon qui équipera le char de combat, chacun mettant en avant un modèle de sa conception, bloquant le projet à la phase d’étude de définition de l’architecture du système.
Impatient, Rheinmetall met également en place une stratégie plus politique, s’alignant sur la politique nationale allemande et décide de concurrencer le MGCS en créant son propre char, le KF-51 ou « Panther », destiné à être opérationnel avant le MGCS et à équiper la Bundeswehr. L’actuelle course à l’armement, accentuée par la guerre en Ukraine, a poussé la France à répliquer notamment sur le plan informationnel, laissant place à une véritable compétition entre les deux industriels.
Rheinmetall réplique, illustration d’une compétition industrielle franco-allemande
Présenté à l’occasion du salon Eurosatory 2022 le « Panther » est mis en avant à la fois comme une réponse au T-14 Armata russe (notamment pour la taille du canon), argument de taille dans la situation actuelle, et comme un potentiel successeur du Léopard. S’appuyant sur la situation géopolitique particulièrement instable, le groupe allemande basé à Düsseldorf mène actuellement une campagne de promotion très intense. L’objectif final étant de se positionner sur le marché national mais aussi international en demande et en manque d'alternatives notamment de la part des industriels américains.
Cette stratégie de promotion est en partie une réponse à la démonstration de force de Nexter qui, en avril 2021 avait présenté le concept de son nouveau canon ASCALON (Autoloaded and SCALable Outperforming guN). Si Nexter n’a pas pu présenter à Eurosatory, les images des essais réalisés en mai 2022 au Portugal, l’industriel français n’a pas hésité à diffuser une vidéo sur les réseaux fin juin, intitulée « sur la route du MGCS » en réponse à la présentation de Rheinmetall.
Mais Rheinmetall ne s’arrête pas là et développe une stratégie en adéquation avec l’urgence opérationnelle, en insistant sur l’imminence de la production du « Panther » comparé au MGCS. Si le KF-51 était initialement développé en interne sur la base de fonds propres et de façon indépendante, il bénéficiera pour sa production, d’un investissement du gouvernement via le fonds spécial pour l’armement de 100 milliards, voté en mai par le gouvernement allemand.
De plus, le 13 novembre 2022, l’équipementier allemand annonçait le rachat du fabricant espagnol d’explosif et de munition Expal Systems pour 1,2 milliard d’euros. Selon les déclarations officielles, cette entreprise, générant un chiffre d’affaires de 350 millions d’euros en 2021, diversifierait le portefeuille de produits du groupe et renforcerait de manière durable ses activités principales. Elle lui permettrait également de disposer d’une capacité de production de réserve, donnée particulièrement importante compte tenu du contexte actuel. Concrètement, cette nouvelle acquisition devrait permettre à Rheinmetall de développer un canon destiné à son char « Panther » et capable de concurrencer celui de Nexter.
Ce rachat, clairement hostile au projet de coopération franco-allemande, est d’autant plus étonnant car il intervient quasiment simultanément avec les dernières relances des partenariats notamment du SCAF et du MGCS. Qu’en est-il vraiment de la position allemande ?
Une coopération franco-allemande relative dans le domaine de l’armement
À la suite de la visite de la Première ministre Élisabeth Borne à Berlin le 25 novembre dernier, il était annoncé que les discussions pour le SCAF et le MGCS reprenaient et que le Bundestag souhaitait un parallélisme dans l’avancée des deux projets.
Invités à reprendre les discussions, Nexter et Rheinmetall semblent avoir trouvé un accord. Ce dernier devant être signé avant le 31 décembre 2022, il mettrait en place une forme de groupement momentané d’entreprises. Cependant, des points essentiels tels que le canon, n’ont toujours pas été décidés et seront laissés à l’appréciation des États. Il semble malgré tout difficile de croire à cette nouvelle avancée quand le 29 août 2022, Olaf Scholz prononçait un discours sur la souveraineté européenne en matière de défense, sans mentionner les deux projets en question.
En dépit d’une ligne politique officielle faisant du MGCS une priorité pour Berlin, des politiques ou militaires allemands n’hésitent pas à prendre position en vantant les mérites du nouveau char de Rheinmetall. C’est par exemple le cas du député Joe Weingarten, membre du comité de défense du Bundestag, invité à monter à bord du « Panther » fin août et qui n’a pas hésité à mentionner son admiration sur les réseaux sociaux.
Ainsi, si des avancées ont récemment été observées sur la forme, le fond du « couple franco-allemand » reste particulièrement fragile voire instable notamment dans le domaine de l’industrie de défense. Fait souligné, pendant la conférence de presse avec Elisabeth Borne et Olaf Scholz, ponctuée de « j’ai bon espoir » ou « c’est en bonne voie ».
Ces désaccords qui subsistent depuis plusieurs années soulignent l’incompatibilité entre la stratégie politique affichée publiquement de renforcer le couple franco-allemand et la détermination de l’Allemagne à prendre des parts sur le marché de l’armement à titre individuel et au détriment des projets européens. Cette nouvelle stratégie politique allemande mise en place depuis l’élection d’Olaf Scholz et accélérée par la guerre en Ukraine, se traduit donc par des offensives d’industriels tels que Rheinmetall, et ce même sur le marché européen. Parallèlement les déséquilibres reposent aussi sur les aides publiques que l’Allemagne fournit à ses industriels qui créent des inégalités au niveau de la concurrence européenne, comme cela a été le cas avec l’enveloppe de 100 milliards d’euros supplémentaires au budget de défense, destinés au réarmement et à l’innovation dans le domaine.
Si la ligne officielle tend vers un réchauffement des relations franco-allemandes, l’analyse des actions sur le marché industriel de l’armement permettent de tirer une tout autre conclusion.
Eva Boussin
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