La Route maritime du Nord : La nouvelle arme économique au service du désenclavement russe

La Route maritime du Nord, passage reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, longe l’ensemble des côtes arctiques russes. Ce chemin est le plus court pour relier l’Europe à l’Asie. Entre promesse d’ouverture commerciale et trésors cachés, la Russie fait de l’Arctique son nouvel eldorado et compte bien l’utiliser comme moyen de pression face à l’Occident.

Une nouvelle route commerciale aux caractéristiques attrayantes

La tentative d’annexion des régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine par la Russie témoigne de sa profonde volonté de désenclavement. Le contrôle de la majeure partie du littoral de la mer Noire lui offrirait un impressionnant bouclier côtier. Malgré tout, son accès aux océans serait toujours conditionné à un passage obligatoire par le détroit du Bosphore et la mer Méditerranée, l’exposant à un bon nombre de pays de l’OTAN. L’hypothèse d’un désenclavement par le Sud reste donc limitée. La Russie pourrait cependant trouver son sésame grâce à sa façade septentrionale.

La distance pour relier Rotterdam à Shangaï par le canal de Suez est d’environ 19 700 kilomètres contre 15 100 kilomètres par la Route maritime du Nord. Cette réduction de 25 % de la distance à parcourir engendre des avantages considérables pour les navires : baisse des délais d’acheminement, des coûts en carburant, en main d’œuvre et en assurances relatives à la piraterie maritime. De plus, emprunter cette nouvelle voie ne soumet les navires à aucune limite de largeur ni de tirant d’eau, contrairement au canal de Suez.

 

À l’heure actuelle, l’ensemble du passage n’est navigable que de juillet à octobre. Le reste de l’année, il est entravé par les glaces sur les trois quarts de sa partie Est. Le réchauffement climatique pourrait en revanche faciliter le passage des navires puisqu’il est prévu que la Route maritime du Nord soit libre de glace toute l’année à l’horizon 2035. En revanche, la fonte des glaces accroîtra le détachement de blocs de banquise formant de dangereux icebergs. Pour exploiter au maximum le passage, la Russie devra trouver une solution à cette problématique. 

La quasi-totalité de ce passage se trouve dans les eaux territoriales russes. À ce titre, la Russie y impose ses règles. Chaque navire souhaitant passer par la Route maritime du Nord doit obtenir une autorisation. Une fois le sésame obtenu, il doit être accompagné d’un brise-glace russe dont les frais d’exploitation restent à la charge de l’armateur. Seuls les navires équipés d’une étrave peuvent emprunter cette nouvelle route commerciale durant les mois les plus favorables. À l’heure actuelle, les frais d’exploitation des brise-glaces et les droits de passage imposés par la Russie dissuadent bon nombre d’armateurs de l’emprunter.

 

Des investissements colossaux pour développer une nouvelle route commerciale majeure

L’ambition russe de concurrencer le canal de Suez reste donc à relativiser. En 2021, ce dernier a enregistré un record historique de transit s’élevant à 1,27 milliard de tonnes de marchandises. La Route maritime du Nord n’a, quant à elle, fait transiter que 34,85 millions de tonnes de marchandises, soit 36 fois moins. L’objectif est d’atteindre 80 millions de tonnes de marchandises d’ici 2024 et 160 millions de tonnes d’ici 2035. Les ports russes se préparent déjà à l’essor du trafic maritime en Arctique. À Arkhangelsk, des aménagements ont permis de faire passer le volume portuaire de quatre à trente-sept millions de tonnes de marchandises par an. En revanche, si les prévisions relatives à la fonte des glaces s’avèrent justes, il faudra s’attendre à une hausse exponentielle du trafic maritime sur ce passage, aux dépens du canal de Suez.

La Russie n’a pas attendu la fonte des glaces pour se préparer à l’exploitation commerciale de l’Arctique. Elle possède la plus grande flotte de brise-glaces au monde et est la seule puissance à disposer de brise-glaces à propulsion nucléaire. Cette technologie leur permet de naviguer à pleine puissance durant 24 heures avec seulement 300 g d’uranium enrichi et de ne pas avoir à se ravitailler durant quatre ans. À l’heure actuelle, la Russie dispose de sept brise-glaces à propulsion nucléaire. Le Projet 22220 de Rosatom prévoyait de livrer cinq nouveaux brise-glaces à propulsion nucléaire d’ici 2026. La mise en service du troisième de cette liste a été inaugurée le 22 novembre 2022. Le coût du programme est évalué à 5,5 milliards de dollars américains.

Alors qu’on estime que la Route maritime du Nord sera potentiellement navigable toute l’année dès 2035, pourquoi la Russie engage un tel investissement dans une flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire ?

 

Une présence militaire accrue et un coup d’avance russe sur l’exploitation des ressources arctiques

Dans le cadre de la protection de sa zone économique exclusive (ZEE), la Russie a profondément ancré sa présence militaire dans la zone arctique qui lui appartient officiellement. Dix-huit bases militaires y sont opérationnelles, soit plus que tous les autres pays présents dans la zone combinés. Cette forte présence peut s’expliquer par les nombreux gisements d’hydrocarbures qui s’y trouvent et la richesse des eaux en poissons et minerais. United States Geological Survey estime que l’Arctique abriterait 13 % des réserves de pétrole et 30 % du gaz naturel non découvert. Près de 70 % des réserves d’hydrocarbures présentes en Arctique appartiendraient à la Russie. Le développement de sa flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire ne servirait donc pas qu’à l’ouverture de la Route maritime du Nord mais aussi à se frayer un chemin le plus au Nord possible dans le but d’exploiter au maximum les ressources arctiques et de protéger ses intérêts.

Après un long manque d’intérêt pour la région Arctique, les pays occidentaux, notamment les États-Unis et le Canada, dirigent désormais leur regard vers le Nord. En effet, depuis l’élargissement de son implantation militaire en Arctique, la Russie ne cesse de jouer avec les frontières nord-américaines. Le dernier passage de bombardiers russes aux portes nord-américaines date du 21 novembre 2022. Même s’il est peu probable qu’un conflit militaire éclate autour du cercle polaire, l’heure est à la rénovation des systèmes d’alerte au Nord du Canada et au déploiement d’exercices militaires

 

Une « Route de la Soie polaire » comme moyen de pression contre l’Occident

L’organisation d’une certaine suprématie russe en Arctique questionne, alors que les tensions avec le bloc occidental sont à leur paroxysme. Si le développement de la Route maritime du Nord devait suivre son cours, la Russie pourrait bel et bien se doter d’arguments sérieux pour contrer les sanctions occidentales qui pèsent sur elle. L’avance multisectorielle engagée par la Russie dans la région laisse peu de doutes sur l’essor économique dont elle tirera profit sur le long terme. 

De leur côté, les pays occidentaux, et notamment les Etats-Unis, promeuvent une exploitation responsable et raisonnable des ressources en Arctique. Cet engagement éthique, bien que louable, ressemble davantage à un aveu de faiblesse qu’à un véritable engagement écologique. Un calcul stratégique devra être posé afin de ne pas rester spectateur d’un essor économique russe appuyé par de massifs investissements chinois en Arctique. 

Vincent Koehler pour le club Risques de l’AEGE

 

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