Le Vietnam sera sans doute l’un des rares pays d’Asie à bénéficier de la rivalité sino-américaine et du découplage économique qui en découle, en développant son industrie des hautes technologies et des semi-conducteurs. En dépit de sa discrétion, son dynamisme fait que le pays pourrait être en passe de devenir un acteur incontournable de l’Asie du Sud-Est.
État des lieux et perspectives économiques du Vietnam
En seulement 50 ans, le Vietnam est sorti de la guerre et de la pauvreté pour devenir l'une des économies à la croissance la plus rapide de la région indo-pacifique. Le Vietnam est devenu le leader de la croissance en Asie, avec une augmentation annuelle qui a atteint 7,2 % en 2022. La croissance remarquable de la nation d'Asie du Sud-Est a été propulsée par son ouverture au commerce et à l'investissement. Son avantage comparatif en matière de main-d'œuvre à faible coût a permis au Vietnam d'émerger comme un nœud manufacturier clé dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Désireux de capitaliser sur sa proximité avec la Chine connaissant l'exode des entreprises manufacturières vers les pays voisins, le Vietnam a mis en place des lois et des incitations à l'investissement plus ouvertes au cours des dernières années. Approuvée en 2020 et entrée en vigueur en janvier 2021, la loi vietnamienne actualisée sur l'investissement a clarifié les secteurs interdits aux investissements étrangers et réduit le nombre de secteurs « conditionnels » soumis à des critères supplémentaires destinés à maintenir la défense nationale, l'ordre social et la sécurité. L'année précédente, le Vietnam avait mis en place des incitations distinctes destinées aux petites et moyennes entreprises.
En tant que centre de fabrication en expansion, le Vietnam est devenu un nœud central dans les chaînes d'approvisionnement régionales et mondiales. D’une économie de « petit tigre », la nation d'Asie du Sud-Est a élaboré des politiques pour encourager les investissements étrangers, la production à valeur ajoutée et la croissance axée sur les exportations. Outre les solides secteurs du textile du Vietnam, son industrie électronique a connu une forte croissance, les exportations de ce secteur ayant doublé entre 2010 et 2020. Faibles coûts de main-d'œuvre, incitations fiscales, proximité avec la Chine, un solide réseau d'accords commerciaux et facteurs externes telle que la poussée mondiale pour diversifier les chaînes d'approvisionnement loin de la Chine, ont tous attiré des investisseurs au Vietnam, y compris de grands géants de la technologie comme Apple et Intel. Apple envisage depuis deux ans de déplacer une partie de la production d’Apple Watches, MacBooks et HomePods au Vietnam et prévoit de le faire en 2023. Les entreprises chinoises ont également afflué vers le Vietnam dans le but de contourner les tarifs américains sur les produits originaires de Chine. Dès lors, les perspectives de développement économique sont favorables pour le Vietnam.
Ainsi, l’intensification de la concurrence entre la Chine et les États-Unis n’a fait que contribuer à la croissance récente du Vietnam. Dans une étude sur le détournement des échanges, menée par le Center for Policy Research, les gains du Vietnam tirés de la guerre commerciale entre les deux grandes puissances sont estimés à 8,5 milliards de dollars, contre 1,2 milliard de dollars pour l’Inde.
Le Vietnam : nouveau grand producteur de semi-conducteurs ?
Les tensions sino-américaines en Indopacifique forcent les entreprises à trouver des alternatives au marché chinois. C’est notamment le cas des entreprises technologiques taïwanaises qui cherchent progressivement à installer des usines de production à l’abri des frictions sino-américaines. Elles déplacent ainsi une part de plus en plus importante de leurs capitaux vers le Vietnam, un centre de fabrication considéré comme une alternative fiable et moins chère à la Chine, ce qui était autrefois inenvisageable. En 2021, les entreprises taïwanaises ont investi environ 341,6 millions de dollars dans ce pays d’Asie du Sud-Est, une première depuis 2017, selon les données du gouvernement taïwanais.
Le Vietnam a renforcé sa position dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, notamment grâce à la signature de plusieurs traités de libre-échange afin d’attirer les investisseurs étrangers. Le pays a non seulement offert des incitations attrayantes pour les investissements directs étrangers (IDE) sous la forme d’allégements fiscaux pour attirer la fabrication bas de gamme, comme la confection de vêtements, mais il s’efforce également d’augmenter les IDE dans le secteur des technologies haut de gamme. Les secteurs prioritaires, tels que les centres de recherche et développement et les startups innovantes, ont ainsi bénéficié d'incitations comme une réduction de l'impôt sur les sociétés et l'exonération des taxes à l'importation sur les intrants. Au Vietnam, l’impôt sur le revenu des sociétés est inférieur de 5 à 7% à celui de la Chine. En septembre 2019, le Politburo vietnamien a adopté la résolution 50/NQ-TW qui établit une stratégie pour déplacer les investissements étrangers vers les industries de haute technologie tout en surveillant les investissements au regard de l'impact environnemental. La résolution met en avant les projets impliquant des entreprises multinationales dans des domaines émergents et ayant des retombées positives potentielles en priorité.
Ainsi, Samsung Electronics a annoncé qu’il commencerait à fabriquer des circuits imprimés au Vietnam à partir du mois de juillet 2023 après avoir injecté 920 millions de dollars dans son usine de la province de Thai Nguyen et prévoit également d’établir un nouveau centre de recherche et développement à Hanoï début 2023. Samsung produit déjà des cartes électroniques, des composants de caméra et environ la moitié de sa production mondiale de smartphones, l’entreprise représentant près de 25 % des exportations totales du Vietnam. L’entreprise sud-coréenne est l’un des investisseurs majeurs au Vietnam et a augmenté ses investissements à 17,3 milliards de dollars au cours d'un peu plus d'une décennie. Elle s’est engagée à investir 3,3 milliards de dollars supplémentaires lors d’une visite de son président Roh Tae-moon au Vietnam. Samsung déplace progressivement ses usines en Chine vers d’autres pays asiatiques comme le Vietnam. De son côté, Intel a augmenté ses investissements dans les puces au Vietnam de près de 50 % en 2021 et possède déjà une usine d’assemblage et de test de semi-conducteurs à Ho Chi Minh-Ville.
De surcroît, le Vietnam développe un secteur de fabrication de technologie haut de gamme, en s’appuyant notamment sur le nombre croissant d’étudiants qui se spécialisent en « sciences et génie », constituant ainsi un bassin de talent national. En ce sens, le 28 septembre 2022, FPT Semiconductor, une filiale de la principale société technologique vietnamienne FPT, a lancé sa première gamme de puces électroniques utilisées dans les dispositifs médicaux. Cette entreprise vietnamienne aspire à occuper une place de choix au côté des grandes industries internationales de la haute technologie. Dans un communiqué, FPT Semiconductor a annoncé sa volonté de fournir 25 millions de puces dans le monde d’ici 2023 en ciblant les marchés japonais, taïwanais, chinois et américain.
Selon le rapport publié par la société américaine d’études de marché Technavio, la production totale de puces du Vietnam a le potentiel de croître de 1,65 milliard de dollars au cours de la période 2021-2025 avec un taux de croissance annuel composé de 6,52 %. L’utilisation de l’IoT est l’un des principaux moteurs de la croissance du marché des semi-conducteurs au Vietnam. Il est devenu un lieu de production clé pour les entreprises de semi-conducteurs, notamment Samsung, Intel, SK Hynix et TSMC, qui y ont établi des usines pour la production de puces électroniques et de composants de caméra pour les smartphones et les ordinateurs. Il est possible que sa place dans la chaîne d'approvisionnement joue un rôle croissant à l'avenir compte tenu des tensions sino-américaines. Pour cela, le Vietnam doit veiller à améliorer son système éducatif et les compétences de sa main-d'œuvre pour soutenir le développement de ce secteur économique. Synopsys, leader mondial de l'EDA, a signé un protocole d’accord en août 2022 avec le parc de haute technologie de Saigon au Vietnam pour fournir une formation aux ingénieurs électriciens vietnamiens tout en donnant 30 licences. L’entreprise américaine, qui considère le Vietnam comme une puissance potentielle de l’industrie mondiale de la conception de circuits intégrés, a mis l’accent sur le bassin de jeunes talents en ingénierie à moindre coût au Vietnam comme avantage concurrentiel du pays sur les autres dans la région. En décembre 2022, Synopsys et SHTP ont lancé leur premier cours conjoint de formation sur la conception de puces pour les universités de Ho Chi Minh-Ville.
Un rapprochement stratégique d’un point de vue économique avec la Chine
En raison de ce dynamisme, la Chine tente de se rapprocher du Vietnam afin de trouver, elle aussi, une alternative aux entreprises taïwanaises. Consciente de sa faiblesse stratégique dans la conception et la fabrication des microprocesseurs et des micropuces, ainsi que de son exploitation par les États-Unis, la Chine considère qu’un rapprochement avec le Vietnam est devenu nécessaire. En octobre 2022, Nguyen Phu Trong, secrétaire général du Parti communiste vietnamien, a été le premier dirigeant étranger à se rendre à Pékin à la suite de la réélection de Xi Jinping à la tête du Parti communiste chinois. Lors de cette rencontre, treize accords significatifs ont été signés, couvrant des aspects clés des relations bilatérales sino-vietnamiennes. Cet évènement relativement absent dans la presse française pourrait avoir un impact notable dans les chaînes de valeur des hautes technologies, dont les semi-conducteurs. Ce rapprochement s’inscrit dans la volonté de la Chine de déplacer une partie de sa production vers les pays limitrophes, en suivant le modèle allemand.
Pour la première fois depuis une décennie, une déclaration commune a été publiée dans laquelle les deux parties énumèrent leurs préoccupations idéologiques et leurs perspectives politiques concernant les défis nouveaux et évolutifs de leurs systèmes politiques communistes. Parmi ces accords figure un nouvel engagement visant à mettre en œuvre un protocole visant à renforcer la coopération afin de garantir et de promouvoir des chaînes de production et d’approvisionnement sûres et stables entre les deux voisins. Ces dernières années, la politique « zéro-Covid » de la Chine a fortement perturbé les chaînes d’approvisionnement transfrontalières, cruciales pour l’industrie d’exportation en plein essor du Vietnam. En effet, la Chine est le premier partenaire commercial du Vietnam et une source importante de la croissance économique du pays. La moitié des importations de matières premières de l’industrie textile vietnamienne provient de Chine. Le chiffre monte à 70 % pour son industrie du caoutchouc. Pendant ce temps, les entrepreneurs chinois constituent également une source majeure d’investissements industriels au Vietnam, fortement intégré dans la chaîne plus large d’approvisionnement du delta de la rivière des Perles.
La visite de Nguyen Phu Trong, secrétaire générale du PCV – qui détient plus de pouvoir que le président ou le Premier ministre du Vietnam – à Xi Jinping a été utilisée comme une vitrine de l’unité communiste. Les deux parties ont convenu de « gérer correctement » leurs différends territoriaux en mer de Chine méridionale, de stimuler l’intégration économique par le commerce et des investissements bilatéraux, ainsi que de lutter conjointement contre le terrorisme et les « révolutions de couleur ». Face à l’ascension de la Chine devenant cette réalité géopolitique, Nguyen Phu Trong essaye de protéger ses intérêts en cultivant des liens personnels avec Xi Jinping. Comme l’explique Carlyle Thayer, Professeur émérite de UNSW Canberra, Hanoï cherche à « enchevêtrer la Chine dans un réseau de relations bilatérales afin de rendre le comportement de la Chine plus prévisible ». Le Vietnam tente de renforcer ses liens avec la Chine dans le contexte d’un accroissement des incertitudes concernant les relations stratégiques qu’elle entretient avec la Russie – qui subit d’importantes sanctions – et du tournant idéologique de la politique étrangère américaine sous l’impulsion de Joe Biden.
Le positionnement du Vietnam par rapport à la rivalité sino-américaine
Depuis des décennies, le Vietnam a adhéré à la maxime selon laquelle « moins d'ennemis, plus d'amis ». Par-là, le pays tente de maintenir un équilibre délicat entre la Chine et les États-Unis, deux grands partenaires avec lesquels il entretient des relations historiques compliquées. le Vietnam a maintenu une approche non alignée qui se reflète dans les « quatre non » de sa politique de défense : pas de troupes étrangères sur le sol vietnamien, pas d’alliance avec un pays pour en contrer un autre, pas d’alliances militaires avec des puissances étrangères, refus de recourir à la force ou à la menace de recourir à la force dans les relations internationales.
La stratégie de sécurité nationale publiée en octobre 2022 par la Maison blanche fait de la promotion et du renforcement de la démocratie, l’un des piliers clés de la politique étrangère américaine. Le Vietnam considère le programme de promotion de la démocratie de Biden avec suspicion, alors que les États-Unis devraient recevoir le deuxième Sommet pour la démocratie afin de souligner l’engagement de l’Amérique dans une campagne mondiale de promotion de la démocratie. Son pays ayant été exclu du premier sommet, le ministre vietnamien des Affaires étrangères a implicitement critiqué cette décision. En outre, le Vietnam n’a pas participé au Rim of the Pacific (RIMPAC) de 2022 – le plus grand exercice maritime international au monde organisé par la flotte américaine du Pacifique – alors que cinq de ses voisins d’Asie du Sud-Est l’ont fait. Dans ce contexte, la stabilité et l’auto-préservation de son modèle politique façonnent l'ambiguïté stratégique de Hanoï envers Pékin. Les deux régimes communistes se sont engagés à approfondir leur coopération dans « la lutte contre la “révolution de couleur” et la politisation des questions relatives aux droits de l’homme », une critique à peine voilée de l’agenda mondial pro-démocratie de l’Occident.
À l'occasion de plusieurs visites à Hanoï au cours des 18 derniers mois, les États-Unis ont déclaré et manifesté leur volonté de transformer leur relation bilatérale avec le Vietnam en en un « partenariat stratégique ». Les États-Unis tentent d’opérer cette transformation depuis des années sans y parvenir, en partie à cause des préoccupations vietnamiennes selon lesquelles une telle perspective pourrait être interprétée par Pékin comme hostile à la Chine. Loin de vouloir se calquer sur l’agenda stratégique des États-Unis, le Vietnam poursuit la défense de ses intérêts nationaux en premier lieu, tout en restant pleinement conscient de sa proximité géographique et de sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine. Ces facteurs font craindre un retour de flamme de Pékin s’ils s’approchent trop de Washington. Hanoï a également des doutes sur l’engagement à long terme de Washington envers ses alliés et partenaires dans la région. Ainsi, le Vietnam, cherchant à équilibrer ses relations avec la Chine sans la provoquer, poursuit une politique étrangère « multidirectionnelle » enracinée dans les principes des « quatre non ».
Othman El Hadj Saïd pour le club Asie de l’AEGE
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