Pourquoi Latécoère délocalise-t-elle sa production au Mexique et en République Tchèque ?

Latécoère, fleuron technologique toulousain, industrialisant des pièces d’aéronautique et sous-traitant de rang 1 auprès de Dassault Aviation, Airbus et du CNES, délocalise ses usines au Mexique et en République Tchèque. Pourquoi ? Et que fait le gouvernement français ?

Une industrie stratégique grâce à sa politique de R&D

L’annonce de la délocalisation des usines de Latécoère sonne comme un coup de poing pour les promoteurs de l’industrie de défense française. Il souligne une fois de plus le poids des dépendances économiques comme celle-ci, pour une économie qui se veut souveraine. 

Latécoère est un cas d’école. Né durant la Première Guerre mondiale, l’industriel toulousain a répondu à la volonté du ministère de la guerre pour la construction de biplans. Développant un savoir-faire dans l’aéronautique, l’expertise du groupe s’est au fil du temps étendue à la construction d’hydravions, pour ensuite s’ouvrir à l’élaboration et à la construction d’équipements aéronautiques, lui forgeant avec le temps et l’expérience une réputation notoirement respectable. L’École de Guerre Économique résumait parfaitement bien l’envergure de ce groupe. « Ce dernier est notamment présent sur la construction de parties entières d’avions civils et militaires, mais aussi sur un secteur bien plus stratégique, les satellites. Leader mondial des systèmes d’interconnexion (câblage, harnais et meubles avioniques) et des macrostructures (portesfuselages). Latécoère se positionne comme un acteur stratégique dans l'industrie mondiale face aux grands constructeurs et assembleurs que sont Boeing, AirbusDassault AviationsNexter, Thales pour ne citer que ces derniers. » 

Le savoir-faire unique du groupe, son rayonnement mondial et son positionnement dans les chaînes d’assemblage de nombreux avions civils et militaires l’élève aujourd’hui à un échelon stratégique « faible », néanmoins nécessitant que l’État se soucie de sa pérennité.

 

Par sa politique intense de R&D, Latécoère est parvenue à se distinguer sur le marché de l’innovation photonique mondial, en tant que leader français de la technologie Light Fidelity, dite Li-Fi. Si cette technologie n’est aujourd’hui qu’embryonnaire, elle deviendra stratégique d’ici une dizaine d’années. Le Portail de l’IE analysait en 2019 la place stratégique du groupe sur l’échiquier stratégique mondial, alors que Searchlight s’apprêtait à réaliser l’OPA sur le groupe : « Le dévoilement de son avance dans le secteur semble dangereusement concomitant au rachat du groupe par le fonds américain Searchlight Capital Partners. Ce rachat [Investissement Étranger en France] comporte des enjeux industriels cruciaux dont le passage d’un sous-traitant stratégique civilo-militaire sous la norme International Traffic in Arms Regulations – ITAR. Toutefois, une appréhension minimale de prospective et de risque technologique révèle l’importance future de cette technologie et l’avance prise dans ce domaine par la France. » Cette inquiétude se justifie d’ailleurs d’autant plus que Searchlight dispose d’investissements à hauteur de 150 millions de dollars dans Global Eagle, société concurrente de Latécoère en Amérique du Nord. De plus, le Managing Partner de ce fonds est Olivier Haarmann, ancien cadre du fonds KKR dont les liens avec la CIA et son dirigeant David Petraeus sont établis.

 

Le processus made in USA de démantèlement des usines et du savoir-faire

Les conditions françaises à l’OPA sur Latécoère

L’OPA de Searchlight sur le fleuron français est un succès, en témoigne les 65,5 % du capital de l’équipementier que détient dorénavant le fonds américain, annonçait le 4 décembre 2019 l’Autorité des Marchés Financiers. L’objectif de Searchlight était alors de dépasser le seuil de 90 % des parts du capital et des droits de vote du groupe, pour pouvoir librement sortir la société de sa cotation boursière. À l’époque, le Sénat, sous l’impulsion de Marie-Noëlle Lienemann, rapportait que : « Compte tenu du domaine d'activité de ce fleuron (leader mondial de la technologie Li-Fi) et comme il avait été alerté très tôt par dix-sept députés de toute sensibilité, le Gouvernement avait la possibilité de mettre un terme à cette OPA grâce au décret n° 2014-479 du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable (dit « Montebourg »). Les syndicats avaient également indiqué le risque évident de voir Searchlight mener une opération financière et non un projet industriel, le fonds étant par ailleurs immatriculé aux îles Caïmans. » 

 

« Les syndicats avaient également indiqué le risque évident de voir Searchlight mener une opération financière et non un projet industriel, le fonds étant par ailleurs immatriculé aux îles Caïmans. » Marie Noëlle Lienemann, Sénatrice de Paris

 

Toutefois, dans le cadre du contrôle des investissements étrangers en France, Matignon n’a officialisé qu’une seule des conditions imposées au fonds : à savoir que Searchlight rétrocèderait de 10 % du capital et d’un siège au conseil d’administration, à un fonds d’investissement garanti par la France. On pourrait imaginer que les conditions devaient également couvrir la protection des emplois, la continuité des contrats pour les clients sensibles et le maintien des capacités de production en France, comme c'est souvent le cas dans les conditions de lettres d'engagement.

 

États-Unis – France : la guerre des industries aéronautiques

Cette OPA s’inscrit dans un cadre plus large qu’une simple acquisition d’entreprise. En effet, la France – et l’Union européenne par extension – est en proie à une guerre commerciale intense avec les États-Unis, qui dure depuis des dizaines d’années, pour construire et préserver leurs industries aéronautiques, dans une concurrence bipolaire. Boeing vs Airbus, F-35 vs Rafale, cette confrontation a déjà conduit les États-Unis à asséner des coups violents à la France pour réduire ses capacités industrielles stratégiques. Que les attaques soient juridiques, fiscales, par le sur-financement de leur propre industrie ou via le démembrement des chaînes d’approvisionnement françaises, les États-Unis soutiennent sans hésitation leur stratégie d’éparpillement des actifs stratégiques industriels français et de prédation des brevets et technologies de pointe, Li-Fi en l’espèce. Cette stratégie, globalement répétée à l’échelle internationale, a pour but d’empêcher leurs concurrents de reproduire et de relancer un processus industriel complet permettant de construire les flottes d’avion. De cette façon, les pays concurrents se voient obligés de s’approvisionner en composants américains, tombant immédiatement sous le joug de la norme ITAR. Ces opérations sont généralement dirigées par la CIA, en lien avec les acteurs économiques et politiques susceptibles d’être associés à ce projet. En ce qui concerne Latécoère, les productions hautement technologiques du site en question – on se rappelle qu’il s’agit du tout nouveau site 4.0 inauguré en 2021 – seront délocalisées au Mexique et en République Tchèque.

« Les États-Unis soutiennent sans hésitation leur stratégie d’éparpillement des actifs stratégiques industriels français et de prédation des brevets et technologies de pointe »

 

La réaction à mi-mot du gouvernement en dirait-elle long ?

En 2019, alors que l’OPA avait été validée préalablement par Matignon, une question sénatoriale posée par Marie-Noëlle Lienemann au gouvernement, l’interrogeait sur l’éventuel projet de « reprendre la main sur l'entreprise, si – comme on peut le craindre – les conséquences de cette OPA étaient négatives pour la pérennité de Latécoère, son activité en France, ses emplois sur le territoire national ou nos intérêts stratégiques », et elle concluait son interpellation : « Quitte à recourir à une nationalisation partielle ou temporaire… ».

À cela, la réponse a été vague, le gouvernement préférant s’enfermer dans l’apport de détail technique, écartant de fait toute expression de vision stratégique nationale en la matière. « Le respect de la confidentialité des informations liées à l'opération, comme de toutes les opérations soumises à la procédure de contrôle des investissements étrangers, constitue cependant une condition fondamentale de son succès et de son efficacité. »

 

Aujourd’hui encore, la réponse du gouvernement n’a guère changé. Les exemples de prédation américaine visant à démanteler les sociétés étrangères qui leur sont concurrentes ne manquent pourtant pas. Les noms de Testut, Alstom, Gemplus et Exxelia témoignent d’eux-mêmes et ont laissé des cicatrices indélébiles, qui resteront gravées dans l’esprit des Français comme des dépossessions illégitimes et des injustices frappantes laissées pour compte. Alors que le ministère de l’Économie et des Finances dispose d’une Direction générale des Entreprises, dont la seule fonction est d’assurer la sécurité économique des entreprises françaises – l’amenant à disposer de capteurs de renseignement performants répartis sur tout le territoire -, la situation a laissé transparaître la « surprise » du ministre de l’Industrie, Roland Lescure. Il ajoutait au micro de Sud Radio : « J'ai besoin qu'on m'explique exactement ce qui est en train de se passer parce que, à ce stade, je suis un peu surpris », déplorant de ne pas avoir « été prévenu avant »

 

 « J'ai besoin qu'on m'explique exactement ce qui est en train de se passer parce que, à ce stade, je suis un peu surpris » Roland Lescure, Ministre de l'Industrie

 

L’OPA datant de 2019 a engagé, de la part de la Direction Générale du Trésor, un suivi des conditions imposées des investissements étrangers en France (IEF). À ce jour, le fonds plaide la complexité de trouver un investisseur français « viable » pour se faire acquéreur des 10 % de rétrocession, alourdissant le dossier pour le ministère de l’Industrie. 

Dès lors, deux scénarii engageants s’offrent au gouvernement :

Primo, l’État français condamnerait à des amendes le fonds Searchlight, pour sanctionner le non-respect des conditions IEF, sans compter le manque de perspectives qu'offrent les investisseurs. Les diverses administrations publiques pourraient également sommer Latécoère de rembourser l’ensemble des fonds versés à l’époque pour soutenir le projet de construction de cette usine du futur. La présidente de la région Occitanie, Carole Delga, s’exaspérait de voir que « depuis leur arrivée en 2019, aucune perspective de développement offensif des sites en Occitanie n'est donnée, en dépit des aides publiques importantes [55 millions d’euros NDLR] qui ont été attribuées par l'Etat et l'Union européenne. »

Secundo, l’État abandonne le dossier et ne poursuit pas juridiquement Searchlight. On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de disposer d’un tel arsenal juridique protecteur des entreprises (le décret Montebourg, la loi PACTE qui abaisse le seuil de participation à 25 % à partir duquel sera permis un contrôle étatique, etc.). Un abandon pur et simple aurait pour effet immédiat d’admettre la faiblesse de l’État à protéger ses entreprises et ferait office de jurisprudence, gardant ouverte la porte aux prédations économiques en tout genre.

 

Quid du maintien des emplois en France. Au travers de son investissement dans Latécoère, Searchlight n’a pas construit la réputation de les épargner. En 2021, le groupe licenciait 246 emplois dans le cadre d’un plan social. Aujourd’hui, les emplois n’en sont pas moins menacés, et ce quand bien même Latécoère ait assuré que les salariés de l’usine seraient réemployés sur un autre site. « De combien de temps disposent les employés avant la prochaine délocalisation des dernières usines en France », peut-on se demander librement.

 

Une situation comme celle-ci reflète la persistance du manque de vision stratégique à la tête des institutions françaises, ruinant tout effort de compétitivité économique. Dès lors, les haut-fonctionnaires d’État n’appréhendent l’entreprise qu’au travers du prisme financier et comptable. C’est au contraire une culture de l’intelligence économique et stratégique qui mériterait d’être remise en valeur en France, pour renouer avec l’affirmation d’une stratégie industrielle souveraine et puissante, qui amènerait les pouvoirs publics à coordonner les actions des divers acteurs publics et privés. A posteriori, cela amènerait probablement ces acteurs à planifier à leur tour le rachat d’entreprises étrangères hautement technologiques. 

Toutefois, en se maintenant dans une posture purement défensive – à savoir ne se restreindre qu’à des contre-offres, souvent inférieures à celles proposées par les États-Unis –, la France ne sera pas en mesure d’asseoir une politique de protection des entreprises viable dans le temps. On remarque qu’en 2022, aucun fond, public ou privé, n’était en mesure d’apporter la finance nécessaire au rachat d’Exxelia par le fonds Heico Corporation. Malgré la constitution de fonds souverains – le dernier en date étant le fonds privé Eiréné doté de 200 millions d’euros, à l’initiative de Weinberg Capital Partners – jamais la France n’aura la puissance financière équivalente des États-Unis pour l’acquisition d’entreprises en pleine expansion. Il s’agit, au contraire, de traiter le problème à sa source, en élaborant un cadre entrepreneurial qui favoriserait la création de consortium ou le parrainage de start-ups, PME et ETI par des grands groupes industriels, notamment en matière de gouvernance, de financement, de législation et d’élaboration de stratégie de long terme. Dotée d’une vision des marchés économiques reposant sur une culture de l’hyper-compétitivité, la France serait enfin en mesure d’anticiper les ambitions prédatrices venues d’outre-Atlantique ou d’ailleurs, pour remédier à cette caractéristique de l’industrie française : beaucoup d’innovation, pour peu de concrétisation.

 

Luc de Petiville

 

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