Le 25 mai s’est tenue une conférence concernant la Guerre militaire 3.0 et le Ciblage Large Spectre (CLS) comme outil d’influence. La prise de parole avait pour objet principal la gestion de crises, la transformation du cadre de celles-ci, et la mutation des fondements du système international.
Le Général Castres, qui a animé cette conférence, a acquis une longue expérience dans la gestion de crise à travers quatre angles différents : tout d’abord comme acteur de terrain, puis à l’Élysée dans l’État-major du président de la République, sous un angle stratégique lorsqu’il était chef du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), et enfin sous un angle politico-militaire en tant que sous-chef opérationnel à l’État-major des Armées. Cela lui a permis d’établir plusieurs conclusions sur ce que sont les crises, tout en ayant une vision des choses ancrée dans la culture de l’Armée française.
Fondation du système international
Il est avant tout nécessaire de prendre du recul dans un contexte médiatique qui met tous les évènements sur le même plan. On observe depuis une dizaine d’années un enchaînement de plus en plus rapide des crises et surprises stratégiques. On peut citer par exemple la crise des subprimes (2007), la crise de l’Euro (2010), les Printemps Arabes (2011), le coup d’État au Mali (2012), la multiplication des attentats terroristes, la crise du Covid qui paralyse le monde aujourd’hui, etc. Le général Castres tire de cela trois conclusions générales.
Tout d’abord, nous devons apprendre à vivre et penser avec le risque d’une surprise stratégique comme une épée de Damoclès au-dessus de nous. On est passé de la célèbre expression de Raymond Aron, « Paix impossible, guerre improbable » (1948), à une logique de « paix apparente, guerre possible ». Cette incertitude stratégique nous amène à préparer des engagements dans lesquels les crises vont être déstandardisées. Comment fait-on pour se préparer à l’imprévisible dès lors que le risque zéro devient la norme ? Cela nécessite de réfléchir beaucoup plus en amont que ce que nous faisons actuellement. Certaines autres armées font par exemple appel à des auteurs de science-fiction pour les aider à mettre en place des scénarios qui sortent complètement de ce que nous avons l’habitude de voir.
Par ailleurs, il faut se préparer à des crises qui arrivent brutalement, sans prévision, dans tous les domaines. Non seulement, elles interviennent sans préavis, mais elles auront de plus de conséquences internationales où qu’elles explosent, à cause de la mondialisation. Cela amène à revoir l’implication de chacun dans ces crises : on passe d’un monde où les agents pouvaient choisir leurs crises en fonction des conséquences sur leur sécurité, à un monde où ils sont happés par les crises. En d’autres termes, le monde est passé d’une guerre de choix à une guerre d’obligation.
Enfin, il faut intégrer à nouveau le fait que l’intérêt des nations et les rapports de force seront les régulateurs premiers et décomplexés des relations internationales, sur fond d’affaiblissement du droit international et du multilatéralisme. Le temps idyllique de la résolution des conflits par le multilatéralisme est éloigné, c’est maintenant la force qui prévaut.
Transformation du cadre des crises
Depuis une trentaine d’années, selon le Général, l’ordre mondial est désordonné, il ne s’est pas reconstitué à l’issue de la Guerre Froide. Ceci est dû à un manque de volonté ou de capacité des Américains. On se trouve donc dans une espèce de monde vaporeux et apolaire, dépourvu d’un centre autour duquel pourrait s’organiser une volonté de vivre-ensemble. Ce monde vaporeux évolue sous l’effet de 5 paramètres.
En premier lieu la mondialisation, que tout le monde vit au quotidien, a fait irruption dans les crises. Lorsqu'on regarde une crise à travers le microscope sécuritaire, on peut la délimiter, savoir d’où elle provient. Mais dans le cadre de la mondialisation, ce qui l’alimente provient du monde entier, donc cela pose le problème de la définition d’un théâtre de crise. Cela pose un problème de droit : où s’arrête l’action des gens qui s’attèlent à la résolution de la crise ?
En second lieu, il y a une continuité nouvelle entre l’action extérieure de résolution d’une crise, et les conséquences sur la sécurité intérieure de ceux qui s’y engagent, ce qui n’était pas le cas il y a quelques décennies. Il n’y a donc plus de ligne de front avec l’ennemi d’un côté et la sécurité de l’autre. Se pose la question de savoir comment coordonner davantage et mieux l’action des pays à l’extérieur et l’action des forces de sécurité intérieure. La France a fait des progrès importants dans ce domaine, à la suite des attentats, mais on peut encore faire mieux en termes de synergies. Aujourd’hui, on fait le constat que ces crises ne sont plus solubles par un seul ministère ou un seul pays, aussi puissant soit-il. Ça veut dire que les crises doivent être résolues grâce à l’ « inter » : inter services, interministériels, international, et même, dans la mesure du possible, association du privé et du régalien. En tous cas, c’est celui qui coordonnera le plus de choses qui aura la gestion des crises diplomatiques.
En troisième lieu, on observe une mutation des adversaires : on a d’un côté des groupes mafieux qui cherchent à se comporter comme des États en gérant une armée, des écoles, des impôts, etc. Daesh en a été la tentative la plus aboutie, mais on trouve des variants similaires en Amérique latine par exemple. De l’autre côté, on trouve des États qui se comportent comme des bandes. Comment fait-on donc de la politique avec Daesh et autres groupes terroristes, comme avec des États qui refusent toute responsabilité dans ce qui se passe ? Il y a également des acteurs internationaux qui émergent et à qui on ne reconnaît pas un statut diplomatique, comme les GAFA. Il faut trouver des solutions pour renouveler le mode de fonctionnement, afin que la gestion d’une crise aboutisse à des solutions négociées, et non simplement des rapports de force.
En quatrième lieu, on assiste à un affaissement du droit international : l’ONU, l’OTAN ne pèsent plus rien. Il y a une forme d’érosion de tous les droits internationaux, d’abord parce qu’ils sont ignorés par les proto-États comme Daesh. De plus, toute une partie de l’humanité considère que ce Droit est celui des Occidentaux, forgé pendant les deux guerres mondiales, et qui lui a été imposé alors qu’il ne correspond pas à son mode de vie, sa culture, etc. De plus, ce Droit couvre mal, voire pas du tout, un certain nombre de nouveaux espaces (cyberespace, espaces sous-marins, zones grises non-contrôlées par les États). Pour les militaires, cette notion de droit international est capitale, car elle constitue une rambarde indispensable compte tenu de la puissance de nos armes. On voit ce que les pays mal encadrés par le Droit sont capables de faire, il ne faut donc pas faillir. Deux écueils sont toutefois à éviter : l’exaltation dans l’emploi de la force, lorsque l’on considère que la fin justifie toujours les moyens. On peut citer l’exemple du Colonel Kurtz dans Apocalypse Now. Le deuxième écueil est l’inhibition, c’est-à-dire aller faire la guerre avec la peur que chaque acte nous soit reproché.
Enfin, le dernier paramètre est la répugnance occidentale vis-à-vis de la guerre. Il y a une “war fatigue” de pays qui combattent en permanence depuis 2000 derrière les Américains (en Irak, en Afghanistan, etc.). Malgré la proximité des menaces, cette war fatigue a du mal à être inversée, et il y a une course aux dividendes de la paix. Entre 1988 et 2016, les États de l’UE ont baissé leur budget de 22 % tandis que le reste du monde l’augmentait de 288 %. En 1960, la part du PIB consacré à la défense en France était de 5.7, contre 1.7 en 2016. Les opinions publiques sont également réticentes à des engagements hors de leurs frontières, d’autant plus que le risque pour les soldats est important. Les Allemands en sont un exemple, et refusent toute intervention en dehors de leur territoire et hors mandat de l’OTAN. Cela amène la conclusion suivante : les engagements dans la résolution des crises se passeront de moins en moins dans les structures habituelles (OTAN, UE, etc.), mais plutôt dans des coalitions ad hoc. Cela impose de travailler avec des gens de standards militaires différents, autrement dit mettre en place une interopérabilité technique et culturelle qui demande des efforts importants.
Un espace de bataille en mutation
Quel que soit l’ennemi, il recourra toujours le plus longtemps possible à des modes d’actions asymétriques, et ce pour trois raisons. Rester dans l’ambiguïté permet de détourner les déséquilibres en termes de rapports de force. C’est également le mode d’action le plus réversible. Enfin, c’est le moins coûteux diplomatiquement et financièrement.
Cet ennemi est protégé volontairement ou pas par la population, ce qui a des conséquences sur l’emploi de la force et les dommages collatéraux, qui sont évidemment à éviter d’un point de vue éthique et opérationnel. Il refuse le combat frontal, sauf quand il en a décidé ainsi, et maîtrise parfaitement le processus de dilution – concentration – évaporation, qui rend caduque la méthode d’éradication de l’adversaire. Il faut donc passer d’une logique de destruction des stocks militaires ennemis, à une logique de neutralisation des sources, et ce grâce au ciblage.
Le ciblage consiste à dessiner avec précision l’écorché de l’adversaire, puis déterminer les effets qu’on veut avoir (impressionner, effrayer, faire douter, neutraliser). Ensuite, il s’agit de cibler quelles actions on va mener pour obtenir cet effet, et les endroits précis où il faut les mener. Enfin, il faut coordonner tous les effets pour atteindre l’objectif. Il y a toutefois une difficulté liée à la perte de l’expertise qu’on avait d’un certain nombre de pays, comme le Mali où la France était présente depuis 1888. On a pour cette raison été incapables de comprendre les tensions et les crises. Il est donc essentiel d’en apprendre beaucoup plus avant de mener toute action, afin de faire du « sur-mesure » et non du « prêt-à-porter ». Cela permet d’éviter dans une certaine mesure le recours à la force, mais cela demande également plus d’efforts, de temps, et une adaptation à chaque région.
Anne-Laure Michaux pour le Club Influence de l’AEGE
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