La Russie, deuxième producteur mondial de gaz, dispose également des premières réserves mondiales. Cette manne gazière lui permet de jouer un rôle important sur l’échiquier mondial relativement à son modeste poids économique. En effet, le Kremlin utilise la production gazière comme une arme de guerre économique afin de lui permettre d’exister malgré ses piètres performances économiques et de “désoccidentaliser” les affaires du monde.
L’effervescence médiatique sur les énergies renouvelables fait souvent oublier l’importance du gaz naturel qui est relativement propre et surtout multi-usages. Doté d’une très forte efficacité énergétique, avec un taux de stockage extrêmement réduit chez le consommateur final et avec une facilité de transport par gazoduc, il présente des atouts non négligeables. Cela permet à cette ressource d’occuper une place stratégique et géopolitique importante alors que la rentabilité du pétrole est amenée à décroitre avec l’inexorable épuisement des ressources. Moscou s’en sert d’ores et déjà afin d’exister sur la scène internationale. Dans ce contexte, la Russie défie l’imperium américain en Europe et au Moyen-Orient tout en construisant sa relation avec son voisin chinois. Après la Guerre Froide, bien que le Mur soit tombé, les deux anciens antagonistes loin d'arrêter leur course à la suprématie essaient de maintenir leur influence à travers le monde. Au cœur de ce jeu de pouvoir, l'énergie sous toutes ses formes a toujours été un vecteur d’influence. Sauf qu’en un peu plus de vingt ans, d’autres géants ont vu le jour. La Chine et l’Europe cherchent également à s’imposer au sein de l'échiquier économique et géopolitique parmi les grandes puissances d’aujourd’hui. Ce qui rend le jeu géopolitique bien plus complexe.
L’Europe, futur vassal énergétique russe?
D’une part, avec environ 25% de sa consommation énergétique issue du gaz naturel, l’Europe est surtout dépendante de la Russie, son principal fournisseur. Avec la reprise du projet Nord Stream 2, la Russie espère doubler ses approvisionnements à partir de 2022. Commercialement c’est un deal gagnant/gagnant pour les deux parties. Néanmoins sur un plan stratégique et surtout géopolitique, la sécurité d’approvisionnement oblige inexorablement un rapprochement de l’Europe avec son principal fournisseur du gaz. Ce qui n’est pas bien vu du côté américain, principal allié de l’Europe et qui divise en même temps les pays de l’Union Européenne qui n’ont pas forcément tous (Pologne et Allemagne par exemple), la même vision stratégique avec la Russie. Parallèlement, en Méditerranée orientale, le projet du gazoduc EastMed crée des tensions sérieuses entre Athènes et Ankara; cette escalade fait les affaires russes qui ne doivent pas voir d’un bon œil la possibilité de la possible diversification d’approvisionnement européen alors même que Ankara et Moscou s'opposent sur la question libyenne. En effet, bien qu’avec ce projet, l’Europe espère réduire un peu de sa dépendance vis-à-vis de la Russie en créant une nouvelle source d’approvisionnement, cela permet surtout à la Turquie d’Erdogan d’attiser ses revendications belliqueuses dans cette région. Ainsi, Ankara est allé jusqu'à l'accrochage armé contre la Grèce et la Marine Française dans le but d’étendre son hégémonie et son expansionnisme en méditerranée orientale. Dans la partie africaine de cette région, la Turquie, en signant un accord le 27 novembre 2019 avec Tripoli, souhaite s’approprier l’exploitation maritime afin d’évincer éventuellement la Grèce et le Chypre de leurs droits dans l’exploitation des gisements gaziers.
Le soft power russe s’active au Moyen-Orient pour maintenir son monopole en Europe et “désoccidentaliser” les affaires de la région
D’autre part, le Qatar 4ème producteur mondial qui partage le plus grand champ gazier du monde avec l’Iran (South Pars), a un projet de gazoduc « Sunnite » pour fournir l’Europe en acheminant le gaz par l’Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie soutenu par les américains. Sauf que le projet n’a pas abouti pour refus de signature de la Syrie sous influence de ses principaux alliés, la République Islamique et le refus stratégique des Russes à l’instar du projet “Nabucco” qui aurait permis d’acheminer le gaz azéri en méditerranée. Les alliés stratégiques d’hier peuvent devenir les concurrents redoutables se trouvant face à des divergences d'intérêts trop importantes et les ennemis d’hier pourraient s'avérer de bons partenaires de proximité et de circonstance où les intérêts supérieurs convergent. Dans ce contexte de realpolitik, la Russie a compris que certaines idéologies comme la nationalisme arabe ou l’islamisme chiite peuvent devenir des leviers d'influence pour maîtriser le terrain. De plus, la complexité des rapports privilégie de plus en plus l’usage du soft power afin de déplacer in fine les manières fortes et brutales sur des théâtres d’opérations lointaines.
Dans le même état d’esprit, on a assisté au projet du gazoduc « Chiite » pour acheminer le gaz naturel en partant de l’Iran vers l’Irak et la Syrie. Ce projet a été largement soutenu par les Russes mais contrecarré par les Américains et repoussé par la Turquie dont son ambition stratégique est d’être la plaque tournante de distribution du gaz naturel, en particulier envers l’Europe et l’Afrique.
La construction de l’axe Moscou-Pékin sur fond d’exploitation des ressources énergétiques
D’autre part, par anticipation des sanctions éventuelles venant des Etats-Unis ou de l’Union Européenne, la Russie se tourne vers la Chine et ses besoins énergétiques gigantesques en inaugurant le gazoduc «Power of Siberia» en décembre 2019. Ce rapprochement procure inévitablement un levier d’influence diplomatique pour la Russie via la Chine. Par son abondance, le gaz naturel n’est pas uniquement une énergie de transition mais surtout il reste une énergie du futur au moins pour les quarante prochaines années, d’autant plus qu’il émet presque deux fois moins de CO2 que le charbon pour produire de l’électricité. D’où son influence incontestable dans les stratégies futures et la géopolitique mondiale. Cela a bien sûr attiré l'intérêt de Pékin qui s’allie avec Moscou pour l’exploitation mais également la prospection comme en Arctique avec les routes de la soie polaire ou encore Power of Siberia 2.
Avec le plus grand réservoir mondial du gaz naturel et deux grandes puissances économiques, la Chine et l’Union européenne comme client, la Russie se positionne incontestablement comme un acteur majeur de l'énergie du futur est un voisin hautement stratégique avec qui il va falloir compter. Dans ce contexte, il serait intéressant de savoir à quel point l’Allemagne, géant industriel et locomotive européenne qui sera alimentée bientôt directement par deux gazoducs russes (Nord Stream 1 et 2), se positionne vis-à-vis de ses partenaires régionaux.
Alexandre ETEMAD
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