[CONVERSATION] (4/5) La jeune génération des cabinets d’influence parisiens – “On se bat rarement contre quelqu’un mais pour quelque chose en lobbying”

Ils sont chargés de faire entendre la parole des autres. Ils sont jeunes et sont employés dans les cabinets de lobbying les plus réputés de la place parisienne. Ils sont la nouvelle génération et le Portail de l’IE a voulu les écouter et leur donner la parole afin de comprendre leur parcours, leur rapport à l’intelligence économique, leur vision du métier et de leur avenir en tant que jeunes professionnels. Aujourd’hui, parole à Guilhaume Jean, 29 ans, Manager en Affaires Publiques et Communication chez Wemean mais aussi Président de l’association des Jeunes Lobbyistes .

Portail de l'IE (PIE): A votre avis, quelle est la meilleure formation – académique ou non –  pour devenir un professionnel de l’influence ?

Guilhaume Jean : Parmi la cent-cinquantaine de membres de l’association des Jeunes Lobbyistes (qui fédère les professionnels des affaires publiques en France de moins de 35 ans et porte l’ambition d’engager le débat sur les actualités et les évolutions des affaires publiques) que j’ai l’honneur de présider, il est vrai que l’on retrouve souvent des parcours académiques en sciences politiques, en droit ou en communication, ainsi que de premières expériences professionnelles sur le terrain, dans des institutions publiques ou auprès de dirigeants politiques. C’est une constante. 

Mais on voit de plus en plus chaque année des profils qui proviennent d’écoles de commerces ou d’ingénieurs, qui appartiennent d’ailleurs au monde de l’intelligence économique et qui adhèrent spontanément à notre association : c’est bien là le signal positif d’une ouverture progressive de notre métier à d’autres profils et d’une inspiration à d’autres méthodes et outils, notamment statistiques et digitaux. On ne peut que s’en féliciter ! 

Je ne suis pas certain qu’il faille parler de « meilleure formation » : je parlerais plutôt de « meilleure posture » pour devenir un professionnel des métiers des affaires publiques. Au-delà des présomptions de compétences qu’apportent en France les masters en affaires publiques ou en lobbying, je suis convaincu que ce qui fera demain la différence pendant un recrutement (du stagiaire et junior jusqu’au partner) sera avant tout l’intégration des soft skills ! La capacité d’argumentation, la prise de parole en public, la capacité d’empathie envers un interlocuteur (politique, économique, local, etc), l’esprit d’équipe, la créativité pour trouver des idées inspirantes et l’esprit d’agilité politique pour adapter les tactiques/stratégies sont autant de softs skills très appréciés aujourd’hui par les recruteurs. Ces softs skills forment les armes des lobbyistes qui sont le plus recherchés aujourd’hui sur le marché : ils feront la différence demain face aux intelligences statisticiennes et artificielles ! 

C’est d’ailleurs pour cela que nous avons officiellement lancé en mai 2021 un programme de mentorat au sein de l’association des Jeunes Lobbyistes pour ces douze prochains mois : une quinzaine de binômes composés de mentors et de mentorés (tous adhérentes et adhérents de l’association) ont ainsi pu être constitués afin que les premiers partagent aux seconds leurs retours d’expériences, les parrainent avec bienveillance et répondent ainsi aux attentes en soft skills de ces nouvelles générations du lobbying ! 

Enfin, puisque nous sommes dans un métier au cœur de la vie publique, je crois qu’il faut vraiment avoir un goût pour le débat public et la confrontation des idées ; à l’instar de ce qui anime un avocat quand il plaide, mais la robe en moins. 

 

PIE: Avez-vous déjà entendu parler d’intelligence économique ? Et dans quel contexte ?

Guilhaume Jean : J’ai surtout travaillé sur les méthodes d’intelligence économique lors de mon master en Géopolitique à Paris 1 et l’ENS. Il s’agissait d’adapter les grilles de lecture que nous procurait la géopolitique, sur les stratégies de développement et de renseignement des entreprises. C’était très vrai dans les domaines régulés par les puissances publiques, où l’enjeu était de pouvoir émerger face à sa business community en ayant à la fois une longueur d’avance économique et innovante sur les autres et une stratégie de pas de côté pour être là où les concurrents ne nous y attendent pas. J’ai bien sûr retrouvé ces réflexes méthodologiques et stratégiques plus tard en affaires publiques, notamment sur des problématiques de politiques publiques sur la cybersécurité. 

 

PIE: L’IE est une méthode qui s'évertue notamment à sensibiliser les entreprises sur la gestion de l’information, via des concepts comme la guerre informationnelle par exemple. Ce genre de prestation très offensive fait-elle partie des demandes de vos clients ou cela reste-t-il tabou en France ? En tant que jeune professionnel est-ce quelque chose que vous aimeriez faire ?

Guilhaume Jean : C’est moins une « guerre informationnelle », comme vous dites, qu’une « guerre réactionnelle » dans laquelle nos clients viennent nous solliciter. Face à l’afflux d’informations disponibles, leur enjeu est de les traiter, les hiérarchiser et réagir rapidement opérant une analyse concise et problématisée de l’information dont on dispose. On retrouve à nouveau ici l’idée d’intelligence politique : comment adapter sa tactique exécutive (entre le jeu de l’administration et l’agenda du cabinet ?) ou parlementaire (quid du Whip ? du Rapporteur au fond ? Des cercles d’alliés territoriaux et technicistes de nos sujets?). Autant d’enjeux déterminants qu’il faut savoir vite mesurer en termes de risques et opportunités, et dépasser par des solutions et des activations opérationnelles.

La guerre informationnelle que vous citez renvoie bien cependant à l’idée que disposer d’une information permet d’ « anticiper » au mieux sa stratégie : c’est bien là un des mots-clés des affaires publiques. Le milieu de la Tech l’a d’ailleurs bien compris : des technologies de solutions automatisés de veilles et/ou de cartographies en affaires publiques (appelées « PolTechs ») émergent durablement, notamment en France, et permettant aujourd’hui de disposer rapidement et automatiquement d’une information en lien avec l’actualité d’une politique publique. Fondées avant tout sur l’open data, une des externalités de ces technologies sera demain de pouvoir identifier et quantifier les signaux faibles, et notamment depuis les réseaux sociaux : les revendications, likées ou tweetées, seront peut-être les alinéas du prochain projet de loi de finances ; comme la crise des Gilets Jaunes a pu le démontrer lors du PLF 2019.

Mais la guerre informationnelle, c’est aussi l’arme que l’on peut déployer pour mieux se différencier et créer une vraie relation de partenariat avec les pouvoirs publics. Avoir l’information la plus expertisée, la plus benchmarkée et la plus connectée aux réalités du terrain est un précieux sésame pour les élus et l’administration : il s’agit des données quanti et quali dont les pouvoir publics – faute de moyens budgétaires et humains suffisants – ne disposent souvent pas ; alors mêmes qu’elles sont d’un intérêt capital pour l’application, l’inspiration ou l’évaluation d’une norme publique ! C’est là toute la force du lobbying positif, dans sa dimension positiviste, que de pouvoir positionner l’organisation comme un partenaire expert, d’inspiration et de vigie auprès des pouvoirs publics, en fondant l‘argumentaire du plaidoyer de l’organisation sur la base de retours d’expériences objectivés et étayés : par exemples, en adoptant une posture d’expert pour nourrir un position paper avec des retours d’expériences objectivés, en alertant avec une posture de vigie sur les freins et impasses identifiés dans des pays étrangers, ou en faisant remonter directement auprès des élus locaux les signaux faibles depuis les territoires.

 

PIE: Les entreprises françaises sont souvent montrées du doigt concernant leur manque de maturité dans la gestion de l’information. En tant que professionnel, vos recommandations ont-elles plus souvent pour but de désamorcer une crise ou d’en provoquer une chez le concurrent ?

Guilhaume Jean : Je n’ai jamais été sollicité pour provoquer une crise chez un concurrent et je me vois mal le conseiller pour une raison qu’on se bat rarement contre quelqu’un mais pour quelque chose en lobbying : éviter une crise, faire passer une idée, créer ou pérenniser une expérimentation, etc. Par exemple, lors du déclenchement du premier confinement en mars 2020, nous avons été sollicités non pas pour nous battre contre les concurrents de notre client dans sa business community, mais plutôt pour trouver une solution en urgence ; en l’espèce une homologation par l’administration en temps record de masques produits à l’étranger.  

Aussi feutrés qu’ils puissent être, il faut prendre garde à ne pas mettre sur le même plan les armes du légitime combat économique et du lobbying : vous avez toute la chance de détruire le capital sympathie et empathie que vous portent les pouvoirs publics si votre stratégie de lobbying consiste à vouloir mettre à mal uniquement et directement votre concurrent. Non seulement le décideur politique auprès de qui vous activez cette stratégie le percevra bien rapidement, mais il se sentira aussi – et à juste titre – instrumentalisé et ne pourra plus vous soutenir publiquement. Distinguer ce qui relève des problématiques concurrentielles/commerciales de l’entreprise et de ses plaidoyers auprès des décideurs politiques est essentiel pour parvenir à se faire écouter durablement.

 

PIE: Le Covid a-t-il impacté le secteur ? On pense notamment aux difficultés pour rencontrer physiquement certains interlocuteurs. Est-ce un frein ou simplement un contretemps ?

Guilhaume Jean : Ce n’est pas tant la difficulté à rencontrer et s’entretenir avec des interlocuteurs qui s’est posée pendant la crise du Covid, mais plutôt la capacité d’appréhender les nouveaux modes d’interactions avec les outils de visio.

Nous avons en effet maintenu le lien d’information et de travail avec les décideurs politiques que nous avions déjà rencontré avant cette crise, parce que nous avions déjà créé des relations de travail et que nous entretenons des liens de confiance et de proximité. Il faut dire aussi que tant l’administration, les cabinets et les parlementaires se sont assez rapidement emparés des outils de visio et ont pu être joignables facilement et rapidement pendant la crise et dans la phase actuelle de gestion et de sortie de crise.

En revanche, ce qui a véritablement (durablement ?) changé est le mode d’interaction : si le présentiel se prêtait plus aux échanges informels et au bien connu chit chat qui permettaient d’entretenir un lien personnel et de proximité, le distanciel a considérablement raccourci et accéléré les entretiens. Face aux entretiens de 60 minutes avec déplacement sur site, on préfère désormais le 30 minutes de « Teams » ou de « Zoom » ou il faut être « straight » et « catchy » pour maintenir l’intérêt et l’attention de l’interlocuteur.

On peut le regretter ou s’en réjouir mais c’est ainsi : se « rencontrer » digitalement par visio interposée était hier un épiphénomène dans les affaires publiques : c’est aujourd’hui une tendance structurelle, loin d’être conjoncturelle et seulement liée aux aléas sanitaires. Je crois que la commodité et la flexibilité d’un entretien visio pourraient rester durablement le choix de simplicité et préféré d’interlocuteurs publics pour la réalisation d’entretiens institutionnels avec des représentants d’intérêts.

L’enjeu pour tout bon lobbyiste est alors de savoir s’adapter à ce format, en formant notamment ses clients à la prise de parole à la création d’échanges en situation visio / call. Cela n’a rien à voir avec un entretien qui se ferait physiquement : il faut être moins long, plus direct et opérationnel, créer l’attention en utilisant plus d’exemples qu’à l’accoutumée et identifier le langage non verbal de son interlocuteur pour réagir et s’adapter en conséquent. Et surtout, solliciter des retours de son interlocuteur pour demeurer dans un échange, et non un pur exercice top/down (au risque d’ennuyer son interlocuteur … et de passer à côté de son entretien). Nous l’avons vu chez WEMEAN : de plus en plus de dirigeantes et de dirigeants d’organisations ont souhaité bénéficier de nos formations en « Political training » (exercice du media training mais adapté à l’entretien institutionnel) pour s’entraîner à plaider en conditions réelles leurs argumentaires et propositions dans ces formats visio/téléphoniques souvent inédits pour elles/eux.

 

PIE: Selon certains spécialistes de la recherche en sources ouvertes, 95 % de l’information disponible sur les personnes morales et physiques se trouvent sur Internet. Je peux par exemple trouver votre mail perso, votre mail pro et votre numéro de téléphone portable en quelques minutes sans aucune compétences techniques particulières. Certains cabinets américains ont des services spécialisés dans la recherche, est-ce une pratique répandue en France ou ces compétences sont-elles dispersées dans tous les services ?

Guilhaume Jean : La course à l’Information ne doit pas masquer que le véritable enjeu pour nos métiers est moins d’obtenir l’information que de savoir la traiter avec acuité. Si demain, la machine permettra d’automatiser rapidement la collecte des 95% d’informations, on est encore loin de la capacité informatique à vous dire quoi en faire ou comment la traiter. Obtenir en 3 secondes la ligne directe d’un député, les données publiques de son CV ou son rapport d’information qu’il vient de présenter ne vous permettra pas d’adapter automatiquement notre argumentaire et d’obtenir un premier, puis second entretien (le plus important !) : c’est bien une intelligence humaine et politique qui doit compléter cette intelligence informatique et artificielle, en parvenant à entretenir la relation, en identifiant les connexions entre son parcours, son écosystème et nos problématiques ou en soulignant les apports et les manques de ses productions parlementaires en rapport avec nos enjeux. 

En réalité, c’est ici que se situent les 5% d’informations précieuses : connaître les méthodes de travail d’un interlocuteur, identifier les étapes à court terme de son agenda politique, qualifier le rapport de force qu’il entretient avec son écosystème politique (très précieux en cas d’examens parlementaire et de bras de fers ou de compromis avec l'Exécutif) pour réussir à créer une relation pérenne de travail et d’écoute avec lui … et donner du sens politique à la stratégie de lobbying.

Enfin, il est vrai qu’on observe une montée en gamme des entreprises françaises – et notamment du CAC 40 et du SBF120 – dans leurs capacité à monter en puissance sur la gestion de l’information par le recours (soit en interne ou auprès de prestataires spécialisés) de Gouvernement Relationship Management (GRM) : c’est-à-dire de solutions digitales permettant d’automatiser certaines réceptions et traitements de données publiques. L’enjeu demain est de savoir quand ces technologies, souvent associées aux « Poltechs », pourront enclencher la marche non plus seulement de l’automatisation mais de la prédiction, par le développement de premières solutions de conseils automatisées en affaires publiques et de problématisation intelligente de l’information. C’est encore au stade embryonnaire sur le marché nord-américain mais le marché européen et français pourrait être concerné à moyen-terme par ces innovations prédictives, à n’en pas douter.

Je rejoins enfin un de mes autres confrères qui soulignait dans une précédente interview, et à juste titre, le garde-fou très précieux que constitue le RGPD quant aux données, notamment privées, ne pouvant être collectées. Au-delà de la déontologie, l’éthique en affaires publiques est une clé de travail et de crédibilité.

 

PIE: Qu’est ce qui vous inquiète concernant le devenir de l’influence en France ? A contrario, qu'est ce qui vous rassure ?

Guilhaume Jean : Je suis assez inquiet par la relativisation totale dont fait preuve parfois le débat public en diluant toute expertise dans un grand subjectivisme. Toute expertise est relativisée et toute parole institutionnelle est frappée du sceau de la défiance : comment créer du consensus ou du compromis là où toute parole est mise sur un même plan, et où celle de l’expert n’est plus écoutée mais au mieux relativisée, au pire décriée ? C’est là aussi un des travers paradoxal de notre société : alors que les réseaux sociaux ont donné à chacun une tribune pour s’exprimer et parler à sa “communauté”, les bulles d’informations de ces mêmes réseaux renferment nos opinions et les radicalisent. L’écoute, la nuance et les compromis ne sont plus perçus comme des forces de sagesse mais de faiblesse. 

Soyons honnêtes : cet entre-soi où l’on l’écoute que son écho concerne toutes les catégories de l’échiquier politique et l’ensemble des classes sociales. Une de mes lectures favorites, “L’Archipel Français” de Jérôme FOURQUET, spatialise d’ailleurs très nettement cette tendance où des communautés vivent « à côté », faute de matrices communes et d’une incapacité à s’écouter et faire société. 

Dans ce contexte, il est intéressant toutefois de noter que les Français font davantage confiance aux entreprises qu’aux pouvoirs publics pour faire avancer la société et le monde : peut-être ici une nouvelle éthique de l’engagement dans les affaires publiques, où les pouvoirs publics pourraient perdre le réflexe purement normatif, et encourager les entreprises à prendre le chemin des actes par l’incitatif ?

Dans tous les cas, gardons tout de même un point positif pour conclure ! Tant qu’il y aura des archipels, il faudra des ponts pour les relier, et tant qu’il y aura des opinions qui s’entrechoquent, il faudra des compromis pour faire société. J’y vois là la preuve que plus que jamais les métiers des affaires publiques ont un rôle crucial à jouer dans le débat démocratique de notre société, et encore plus à quelques mois des élections présidentielles et législatives, de par la capacité du lobbying à créer de l’intermédiation entre opinions contraires et des temps de confrontation pacifiques au sein des arènes républicaines ! 

Restons positifs : vive le débat d’idées, vive le lobbying ! 

 

Propos recueillis par Pierre-Guive Yazdani

 

Retrouvez notre série de portraits de la nouvelle génération de lobbyistes: