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[CONVERSATION] Christian Marcon & Nicolas Moinet : Stratégie réseaux et intelligence économique en France et à l’international [3/4]

A l’occasion de la sortie en librairie de l’ouvrage ‘’Stratégie Réseaux’’, le Portail de l’IE a rencontré Christian Marcon et Nicolas Moinet, respectivement directeur de la Revue Internationale d’Intelligence économique et co-fondateur de l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique, et tous deux professeurs des universités à l’IAE de Poitiers spécialistes des logiques réticulaires. Entre typologie de réseaux, forces et faiblesses des entreprises adeptes de ces stratégies, réseaux, territoires et cultures en France et à l’international, les deux auteurs explorent longuement un univers aussi méconnu et mal pratiqué qu’indispensable.

Stratégie-réseaux et intelligence économique

PIE : Entre stratégie-réseau et intelligence économique on peut constater des zones de convergences fondamentales : quelle serait ainsi la valeur ajoutée d’une stratégie-réseau pour une veille Humint[1]? En quoi est-il intéressant de combiner stratégie-réseau et OSINT[2] dans un sens ou dans l’autre ? Sans parler du volet influence où le réseau constitue un vecteur d’action majeur, voire de la contre-influence si on veut tenter de paralyser les réseaux de son adversaire…

NM : Tout l’enjeu de l’intelligence économique est d’associer et non dissocier les fonctionnalités, c'est-à-dire la veille, l’influence et la sécurité. Revenons aux sources du rapport Martre fondateur de l’intelligence économique en France. De fait, la notion de réseau est au cœur de l’intelligence économique, ou plutôt l’intelligence économique en soi est une stratégie réseaux ! En reprenant les schémas du rapport Martre, d’ailleurs issus de l’ouvrage de Christian Harbulot (La machine de guerre économique, 1992), on voit par l’analyse comparée des systèmes nationaux que certains sont maillés et d’autres insuffisamment, à l’instar du système français, peu maillé avec un grand nombre de trous dans la raquette. Dès le départ, le rapport Martre dit que la notion-clé, c’est le réseau ! Donc plus qu’une aide, le réseau est consubstantiel à l’IE ! Par la suite, celle-ci peut effectivement se décliner sur ses trois dimensions : veille/renseignement, sécurité et influence. A condition de toujours les articuler, les combiner, les trianguler.

CM : Tous les auteurs et tous les praticiens le reconnaissent : il y a nécessité d’avoir une organisation en réseau sinon on n’arrive à rien ! Le super veilleur sur internet, bien isolé devant son écran dans son bureau est une catastrophe parce qu'il se contente de moissonner ce qu’il trouve mais sans dialoguer autour de ce moissonnage. Quand on parle en particulier de renseignement humain, il est évident que c'est par la qualité de construction des réseaux relationnels que l’on peut glaner du renseignement humain qu’on ne trouvera pas sur internet ! Les méta-systèmes ultra sophistiqués sur internet sont très jolis, mais oublient que certaines personnes parlent des langues qu’on ne trouve pas sur internet, et qu’avec un peu d’intelligence, on ne met pas forcément certaines informations importantes sur internet. Les auteurs avaient ainsi l’habitude de dire que c’était important : je pense en particulier à Besson et Possin qui recommandaient d’organiser l’intelligence économique dans l’entreprise par l’articulation de réseaux.

Cette dimension était donc claire aussi bien dans le fonctionnement interne de l’intelligence économique de l’entreprise que dans une perspective d’aller capter à l’extérieur des informations par une logique de réseau. Cela passe aussi bien par le fait d’organiser ceux dans lesquels l’information va se brasser, ou des réseaux à dominante institutionnelle, comme une association des professionnels de l’intelligence économique par exemple ; ou par le fait de s’appuyer sur son tissu propre et sur des effets de rebond. Sur un sujet, je peux ainsi solliciter quelqu’un qui a ou n’a pas une réponse à me donner, mais qui va me faire assez confiance pour me donner accès à quelqu’un d’autre, qui lui me donnera une bribe d’information, et à partir de tout cela on arrivera à beaucoup de choses.

Je crois donc que si la période est très branchée ‘’outils’’, elle devrait l’être beaucoup plus sur le renseignement humain – c'est un retour aux fondamentaux que rappelait Nicolas Moinet à l’instant – ouvert, accessible : nous avons justement participé à une formation spécifique autour de ce sujet sur le campus lyonnais de l’ILERI, formation organisée par Terry Zimmer, spécialiste du renseignement humain. Nous avons eu l’occasion d’intervenir pour porter ce message-là, avec des outils d’analyse, bien sûr.

PIE : Si on se focalise sur le volet influence, notamment présenté comme l’aboutissement d’une démarche d’intelligence économique selon Alain Juillet, quelles interactions peut-on établir entre la stratégie réseaux et les stratégies d’influence et de contre-influence ?

NM : Ce sont un peu les mêmes principes. Quand on fait de l’influence, on n’arrive pas sur un terrain vierge, mais en général il y a déjà des stratégies réseaux à l’œuvre : n’étant pas toujours visibles, il faut être capable de les décrypter, puis les comprendre dans l’espace et le temps. On le voit bien en ce moment, il y a des stratégies réseaux à l’œuvre sur l’énergie, sur l’armement : qui est vraiment derrière ? Qui pousse directement ? Dans un deuxième temps il faut ensuite mettre en place sa propre ‘’contre-stratégie réseau’’, ou une stratégie réseau si on est plus dans l’offensif que le contre-offensif pour contrecarrer celles de l’adversaire ! Ici aussi, le réseau est consubstantiel à l’influence, et plus largement aux trois dimensions de l’IE ! Par définition, Le renseignement est un métier de réseau : que font les gens dans le renseignement, sinon du réseau, même si c'est pour orienter des capteurs technologiques ? La sécurité est évidemment une affaire de réseau, l’influence aussi !

 

‘’Tout seul dans son bureau, n’importe quel grand penseur reste un penseur isolé’’

 

CM : On n’est jamais influent tout seul, et aucune entreprise ne l’est suffisamment toute seule ! Elle le sera parce qu’elle va trouver des alliés pour relayer, renforcer ou compléter son influence. N’importe quel homme politique ou chef d’entreprise isolé ne pourra pas grand-chose s’il n’a pas un réseau ou de relais politiques locaux pour le soutenir, porter son message, chercher de nouveaux appuis qui viendront le renforcer… Que font les candidats à une présidentielle ? Ils commencent par constituer une équipe de campagne qui va développer une logique réseau ! Que fait un chef d’entreprise, qui prend le pouvoir dans une entreprise ? Il commence à constituer son réseau interne sur lequel il va s’appuyer pour son management. Que fait un secteur d’activité pour essayer d’émerger sur un marché ou dans une situation réglementaire défavorable ? Il applique une stratégie réseau en essayant de devenir influent, ne serait-ce que par une logique de crédibilité technique, par une pénétration dans des réseaux professionnels préexistants pour trouver sa place pour, selon une logique récurrente, se faire connaître, se faire reconnaître, être associé à quelque chose et se faire apprécier. Tout seul dans son bureau, n’importe quel grand penseur reste un penseur isolé ; n’importe quel grand patron d’entreprise, seul dans son entreprise, reste un grand patron isolé et n’a aucune influence. Il y a donc beaucoup de leviers d’influence, mais construire son réseau est certainement un levier essentiel.

NM : Je voudrais insister sur la notion de décryptage des réseaux dans les deux sens du terme : premièrement, la capacité à voir ce qui n'est pas nécessairement visible ; deuxièmement, la capacité à prouver que cela existe. Vous savez que le problème des réseaux, notamment dans l’influence, est qu'il y a beaucoup de projections au sens psychanalytique, beaucoup de mythes et de fantasmes. Il y a des réseaux à l’œuvre, il ne s’agit pas du tout de dire le contraire ! Mais cela demande des méthodologies, une capacité de recul, de remise en question permanente de ses schémas, au risque d’en arriver à toujours trouver des réseaux là où il n’y en a pas, mais à ne pas les voir là où ils sont vraiment actifs : c'est un vrai point d’attention.

CM : C'est ce qu’on appelle le biais de confirmation, scientifiquement : on trouve ce que l’on cherche à trouver.

NM : Les métiers de l’intelligence économique, comme ceux du renseignement, sont normalement des métiers pour des gens modérés, qui ont le sens de la nuance ! Si on ne l’a pas, si on est trop dans les dogmes, si on veut absolument démontrer quelque chose, on arrivera toujours à reconstituer des réseaux, même ceux qui n’existent pas : on le voit aujourd’hui avec les antivax, qui vous expliquent ‘’le réseau, les provax’’, ou ‘’comment il y a un lien entre la 5G, Bill Gates, les fabricants Pfizer’’… C'est une reconstruction purement fantasmée qui peut avoir toutes les apparences de la vraisemblance : mais ce qui vraisemblable n'est pas nécessairement vrai !

PIE Vous évoquez à plusieurs reprises la dimension géographique comme assise potentielle d’une stratégie-réseau : en quoi cette dernière trouve-t-elle une résonance particulière dans la mise en œuvre d’une démarche d'intelligence économique territoriale, et quels bénéfices lui apporte-t-elle ?

CM : C’est compliqué de traiter une question comme celle-ci. Par définition, l’intelligence territoriale suppose une capacité de comprendre les différents aspects d’un territoire de plus en plus large. Le territoire le plus représentatif aujourd’hui est la région. Or, la Nouvelle Aquitaine où j’habite a la superficie de l’Autriche ! Si on veut faire de l’intelligence territoriale, il faut savoir mailler le territoire, et par conséquent connecter des gens qui ont différentes lectures, qu’elles soient plus business, culturelles, sociales ou scientifiques. Il faut donc pouvoir les mailler pour que ces gens-là échangent des informations, des points de vue. Plus le territoire est étendu, plus il y a de personnes à mailler, et plus cela devient compliqué.

Logiquement, l’organisme de référence qui se préoccupe de maillage territorial est plutôt le Conseil Régional. Viennent ensuite des filières, notamment des secteurs territoriaux particulièrement intéressés à l’idée de se faire un réseau à échelle territoriale, comme les pôles de compétitivité. Il est clair que si on ne maille pas le territoire – la carte ne faisant pas le territoire – les décideurs vont regarder la carte et prendre des décisions en conséquence. Il y a donc cette nécessité, qui a presque conduit à une logique perverse avec une injonction du réseau à tous les étages, avec une volonté de chacun de construire sa propre logique réseau. Cela amène les chefs d’entreprises dans des situations inédites où ils sont pris entre plusieurs réseaux territoriaux : ceux de la CCI, du conseil départemental, du conseil régional etc… Ils se croisent dans de nombreux événements pour entendre la même chose et ne voient pas la logique de ces réseaux.

Pourtant il y en a une, véritable, à associer territoire et réseau, ne serait-ce que pour le maillage territorial en vue de sortir de sa capitale régionale. Mais c’est compliqué à mettre en place en fonction des cultures locales, parfois très ancrées ou marquées par des activités professionnelles qui peuvent être dominantes. Sur un même territoire, il peut y avoir un réseau d’agriculteurs, et d’autres réseaux high-techs, et il est difficile de faire collaborer des réseaux antagonistes, voire parfois de se comprendre seulement.

NM : On peut comparer le réseau à de la biologie alors que certains voudraient en faire de la mécanique. Il faut faire attention aux réseaux ‘’Canada Dry’’, qui ont la même couleur, le même goût que les réseaux mais ne sont pas des réseaux. C’est une tendance très institutionnelle de créer des réseaux liés à des secteurs d’activité, mais sans véritable importance et efficacité. On parle de réseau des CCI mais leur fonctionnement montre le contraire, à l’instar de l’échec de RESIS, tentative de mutualiser les veilles en spécialisant chaque chambre sur un secteur d’activité (voir mon chapitre écrit dans la première édition du Manuel d’Intelligence économique). Mais cette dynamique collective allant à l’encontre de la logique politique territoriale des CCI, celles-ci ne furent pas en mesure de faire en sorte que le tout soit supérieur à la somme des parties. Un élément annonciateur parmi d’autres de leur déclin.

 

 

Propos recueillis par Louis-Marie Heuzé et Thibault Menut

 

Pour aller plus loin :

 


[1] Human Intelligence (recherche à partir de sources humaines)

[2] Open Source Intelligence (recherche en sources ouvertes)