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[CONVERSATION] Christian Marcon & Nicolas Moinet : Stratégie réseaux et intelligence économique en France et à l’international [1/4]

A l’occasion de la sortie en librairie de l’ouvrage ‘’Stratégie Réseaux’’, le Portail de l’IE a rencontré Christian Marcon et Nicolas Moinet, respectivement directeur de la Revue Internationale d’Intelligence économique et co-fondateur de l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique, et tous deux professeurs des universités à l’IAE de Poitiers spécialistes des logiques réticulaires. Entre typologie de réseaux, forces et faiblesses des entreprises adeptes de ces stratégies, réseaux, territoires et cultures en France et à l’international, les deux auteurs explorent longuement un univers aussi méconnu et mal pratiqué qu’indispensable.

Stratégie-réseaux : évolutions et concept

Portail de l’IE (PIE) : Entre vos premières publications sur ce sujet (La stratégie-réseau, ZeroHeure, 2000) et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ? La révolution numérique est-elle synonyme de révolution de réseaux ? Y a-t-il un changement (fondamental) lié au numérique dans le concept et les pratiques de stratégies-réseaux ?

Christian Marcon (CM) : C’est une vaste question. Les réseaux professionnels n’avaient pas attendu le numérique. Ce qui a changé en 20 ans, c’est sans doute les variations introduites par les réseaux numériques de trois manières. Premièrement, beaucoup de réseaux déjà existants ‘’dans la vraie vie’’ se sont dotés d’une couche numérique supplémentaire, permettant aux acteurs de rendre visible leurs activités collectives et d’échanger en dehors des occasions de rencontre directe ; ce qui a sans doute rajouté un peu d’animation et de visibilité pour des réseaux qui autrement n’avaient pas toujours une facilité de se faire bien connaître.

Le deuxième élément est la création très probable de réseaux complètement numériques. Des gens très dispersés géographiquement, n’ayant pas la possibilité de se rencontrer facilement, trouvent là l’occasion de se mailler autour d’un sujet qui les intéresse : il faut reconnaître qu’avant les réseaux numériques, ce n’était pas impossible mais bien plus lent et plus compliqué… Enfin, je crois qu’il y a une troisième chose, un peu à l’articulation des deux, à savoir le développement de ce qu’on appelle le personal branding, ou l’art de faire sa promotion sur des plateformes comme LinkedIn entre autres. Tout le monde faisant plus ou moins sa mise en valeur numérique, cela permet d’une part de repérer les acteurs avec qui on pourrait vouloir rentrer en réseau, et d’autre part la création de hubs thématiques dans lesquels les gens se sont inscrits.

On a donc in fine trois éléments : toujours ce réseau ‘’de la vraie vie’’, très fort – dans certains domaines ce sont d’ailleurs les réseaux les plus forts ; des réseaux numériques, qui se sont créés alors que ça n’aurait pas été envisageable avant, enfin les gens se sont habitués à se mettre en valeur sur des plateformes de type LinkedIn, et de ce fait mettent en évidence leur appartenance à des réseaux par lesquels ils se font remarquer. Au bout du compte et d’un point de vue stratégique, tout n’a pas été remis à plat mais cela a assez profondément changé les pratiques, plus que le concept.

‘’Les réseaux sociaux numériques ont mis le réseau à une portée de clic’’

Nicolas Moinet (NM) : le numérique joue surtout un rôle important dans la manière d’appréhender, en France en tous cas, la notion de réseau, qu’il a dédramatisée. Dans les années 2000, on voyait les réseaux essentiellement au travers du prisme du renseignement, des francs-maçons ou de clubs comme le Siècle. Si c’était toujours vrai dans les années 2010, les réseaux sociaux numériques ont mis le réseau à une portée de clic. Cela dit, les Français ont toujours eu du mal avec les réseaux comme avec le renseignement ou l’influence en attribuant leur réussite à leurs compétences et la réussite des autres à leurs réseaux, comme s’il s’agissait là d’un objet magique. Évidemment, nous disons plutôt qu’il faut les compétences pour réussir avec le réseau comme levier ; mais cela a permis de voir avec plus de sérénité la notion de réseau. Là où il y avait des communautés, le numérique a aussi fortement individualisé la démarche…

De fait, cela a finalement renforcé notre approche de la stratégie réseaux. Les réseaux sociaux numériques démultiplient la force de ceux qui ont une stratégie. Prenons un exemple : les deux formations pionnières en IE, l’EGE et l’IAE Poitiers, ont renforcé leur présence par le levier réseau, Linkedin, Youtube ou autres ; les autres qui n’avaient pas de stratégie-réseau sont toujours aussi peu visibles. De temps en temps, elles produisent quelque chose par-ci, par-là mais cela reste épisodique… Par contre, cela peut seulement donner une impression : on remarque bien sur Linkedin le nombre de personnes qui ne savent pas utiliser ce réseau, pensent avoir une stratégie et ne la mettent pas en œuvre ; à l’inverse, il y a ceux qui savent très bien l’utiliser et pour lesquels cela peut rapporter gros.

PIE : Christian Marcon, vous parliez de réseaux 100% numériques qui permettent de dépasser les frontières et les horizons géographiques… et font immédiatement penser aux nombreuses réunions Zoom, Teams et consorts pendant le Covid-19. A votre avis, ce dernier a-t-il été un accélérateur de transformation dans la stratégie réseaux ?

CM : Disons qu’il nous a obligés à aller beaucoup plus vite vers des pratiques de type webinaires et échanges en lignes. Au niveau scientifique, lorsqu’on évoquait l’hypothèse de faire un colloque avec une partie en présentiel et une autre en distanciel, c’était toujours avec la plus grande réserve sur l’intérêt qu’un colloque à distance pouvait avoir pour les participants.  Si le Covid nous a fait avancer sur ce point, a créé de la fluidité et limité les barrières, il n’enlève pas l’élément essentiel : si on n’a pas de stratégie, avoir toutes les visio-conférences que l’on veut ne servira à rien. Plus précisément sur le Covid et les réseaux, je pense plus aux échanges de connaissances entre les chercheurs, au partage des données, à la possibilité d’échanger avec des gens très éloignés et pour lesquels un déplacement était tellement coûteux qu’on n’aurait pas pu avoir les moyens d’y aller : du point de vue des acteurs ‘’pauvres’’ en budgets, le Covid leur a redonné une capacité d’action. Encore faut-il qu’il y ait une volonté, une stratégie, une démarche et un projet, bien sûr.

PIE : Le changement est donc plus tactique, et s’il n’y a pas de stratégie derrière on ne sort pas grand-chose de tout cela…

CM : Si on reprend les trois grands principes de choc stratégique de Foch que vous connaissez – concentration des forces, économie des moyens, liberté d’action, les outils numériques nous ont donné une plus grande liberté d’action jusqu’à un certain point évoqué plus haut, sauf à se faire entraver par des défaillances techniques de l’ordinateur ou du smartphone. Au-delà, il est clair que les outils numériques ont également permis des économies de moyens, notamment pour ceux qui n’ont pas forcément les budgets, ce qui peut entraîner des concentrations de forces là-dessus. Mais encore une fois si on n’a pas de stratégie, on bricole. Parfois on est de très bons bricoleurs, ce n’est pas un problème ! Mais cela reste du bricolage.

Si vous voulez, le réseau est un maillage en action : il faut déjà le construire, ce qui n’est pas si évident ; une fois construit, qu’en fait-on ? Typiquement, un réseau de diplômés n’apporte pas grand-chose, s’il s’agit d’être heureux de figurer sur une liste. En revanche, s’il y a des solidarités, un sens de l’appui, du soutien, de l’information, le réseau devient vivant et il se passe quelque chose. Si on devait faire une comparaison avec la comptabilité, il y a ceux qui voient le réseau comme un compte de bilan, c’est-à-dire un état des stocks à un moment donné, et ceux qui l’appréhendent comme un compte de résultat, c’est-à-dire comme le reflet de ce qui s’est passé dans l’année, de ce qu’on a investi, ce qu’on a dépensé, ce qu’on a reçu… Entre les tenants d’une logique bilan et les adeptes d’une logique compte de résultat, il n’y aura pas photo à l’arrivée : les seconds ont une stratégie, les premiers ne l’ont pas.

NM : Vous avez dans l’ouvrage (et ci-dessous) un schéma tout à fait intéressant, celui des types de réseaux et de ressorts d’influence. Le réseau est effectivement un filet en action, a net that works, (network en anglais), mais de différents types, notamment selon un premier axe hiérarchie versus coopération et un deuxième contrat versus connivence. Ce qui donne quatre types de réseaux : ceux, hiérarchisés et structurés dont la majeure d’influence est le grade ; ceux dans la coopération contractuelle, où prime la compétence. Dans ces réseaux-là, il est évident que le numérique pendant la ‘’période Covid’’ n’a pas été un problème et les a même fluidifiés, permettant de se voir plus souvent sans se déplacer.

Quatre profils de réseauteurs, quatre animaux totems
(Crédits : C. Marcon, N. Moinet : Stratégie Réseaux, 2021)

A l’inverse, le type de réseau confraternité / hiérarchisé, où la majeure d’influence est le charisme a eu du mal à conserver son attractivité dans la mesure où le charisme à distance n’est pas facile à incarner. C’est une option possible mais pas évidente comme on peut le constater avec la participation aux dernières élections régionales après une campagne électorale dématérialisée. Enfin pour le dernier type de réseau qui peut être celui des Alumnis, fondé sur la coopération et la connivence, la majeure d’influence est l’activisme ; et dans cette configuration on sait bien que le dématérialisé et le numérique trouvent très vite leurs limites. Un tel réseau fonctionne parce qu’il y a des clubs, des bars et des pizzas le vendredi soir…

De fait, il n’y a pas de réseaux en général mais des types de réseaux et on peut évoluer de l’un à l’autre : début de carrière dans l’activisme, puis (plus logiquement) progression vers des réseaux basés sur la montée en compétences dans les entreprises précédentes, puis montée en grade et prise de postes de direction, voire réseaux fondés sur le charisme pour ceux qui en ont, en plus de leur grade. On peut être aussi dans plusieurs types de réseaux qui n’ont pas le même ressort d’influence. Ce qui manque vraiment en France – et peu d’ouvrages en traitent à ma connaissance – c’est d’avoir une vision scientifique du réseau, où on affine le concept au-delà d’affirmations du type ‘’Je fais du réseau’’ ou ‘’Il est dans des réseaux’’, chose qu’on entend souvent et qui ne veut pourtant rien dire.

Propos recueillis par Louis-Marie Heuzé et Thibault Menut

Pour aller plus loin :