À la suite de l’entrée de Cristal Group International au capital de l’éditeur Aleph Networks, son président Kevin Rivaton détaille sa vision et les ambitions de son groupe dans le cadre de l’évolution des métiers de l’intelligence économique et financière, au croisement entre open source intelligence, fraudes numérisées, souveraineté économique et actifs stratégiques et financiers.
La première partie de cette interview, publiée lundi 19 décembre, était l'occasion pour Kevin Rivaton de revenir sur les 25 premières années d'existence de Cristal Group International et sur les projets qu'il ambitionne pour la société dans les années à venir.
PIE : A propos du concept d’intelligence financière, auriez-vous une définition et un périmètre à donner ? Quelle serait l’interaction entre l’intelligence économique et l’intelligence financière ?
KR : L’intelligence financière peut se définir par la compréhension des mécanismes et des flux financiers, à un niveau beaucoup plus précis que ce que l’on peut trouver en sources ouvertes. Elle requiert donc l’activation et la recherche de sources humaines en permanence. Pour ce faire, on est obligé de faire appel à des sources locales expertes du fonctionnement de l’écosystème en question. Ainsi, une étude financière ne sera réalisée de la même façon au Mexique (plus adepte de la culture du cash que du virement, par exemple) qu’en France, à Singapour ou à Dubaï. On peut aussi s’appuyer sur la connaissance géopolitique d’un pays, de son système d’anti-blanchiment spécifique (à l’instar de Dubaï, de l’Angleterre…), de l’organisation financière et bancaire de pays tels que la Suisse, le Liechtenstein, le Luxembourg… Sans cela, la fiabilité du rapport rendu à votre client ne sera pas assurée. C'est cette connaissance et cette expérience du réseau financier, bancaire et anti-blanchiment qui fait notre valeur ajoutée.
J’ai été très surpris de voir l’exemple de la société de cryptos FTX et de la défaillance des sociétés de renseignement d’affaires qui n’ont pas anticipé cette fraude du siècle, pire que celle de Madoff, Enron ou Worldcom… Ce alors que la lecture des bilans et l’analyse du groupe permettaient de démontrer en 2021 des défaillances financières graves au niveau des provisions, rémunérations, fees, et surtout ses remontées de trésorerie sur des places offshores plus que suspectes. Mais le marketing et la communication ont prévalu sur le sérieux et l’analyse des bilans…
Pour ce qui concerne les UBO (Ultimate Beneficial Owner : recherche des propriétaires ultimes d’une entreprise), beaucoup de pays (dont le Panama) ont supprimé les actions au porteur, totalement anonymisées, rendant l’exercice de plus en plus abordable. Toutefois, il reste encore des endroits où les UBO existent : aux BVI, (British Virgin Islands, ndlr), au Bélize, à Dubaï, à Maurice, dans les ZEE – et c'est notre métier d’aller les détecter en s’appuyant notamment sur une connaissance du milieu financier, du fonctionnement des écosystèmes offshore. Si vous n'avez pas une connaissance du milieu financier, du fonctionnement des écosystèmes offshore, cela peut très vite se compliquer.
PIE : Plus généralement, quels enjeux et tendances identifiez-vous autour de ces interactions ? Et que pourrait-on voir arriver demain sur ces marchés ?
KR : La question étant très large et n’étant pas forcément un spécialiste dans tous les sujets que vous évoquez, je dirais que la question cyber est essentielle. Dans ce cas de figure, fraude au président, ransomware et cryptomonnaies sont tous trois liés. On assiste aussi à l’émergence d’une criminalité numérique, facile et rapide à opérer pour certains. Sur un dossier de fraude au président bien monté, les cybercriminels vont réaliser une étude préalable de leur cible et de son comportement, autrement dit du social engineering à l’aide de l’OSINT. On arrive à anticiper et bloquer ce genre d’attaque en installant des serveurs, en recoupant et en analysant les signaux faibles détectés sur les réseaux sociaux et le darkweb, qui avec le temps révèlent des réseaux criminels très spécialisés et retracent leur historique et leur organisation. Aujourd’hui, il devient plus facile et moins risqué de voler des millions d’euros via une fraude au président que de braquer une banque comme auparavant : l’avenir se trouve donc sur ce terrain. Dans le cas d’une OPA, il s’agit d’identifier sur les réseaux les personnes pouvant être impliquées, et faire de la veille sur internet afin de prévenir les délits d’initiés et établir leurs traces ou leurs actifs numériques, quand certaines personnes naviguent sur le dark web pour voler mots de passe et adresses mail à des heures improbables : à ce moment-là, il est trop tard pour réagir.
PIE : En 2021, vous avez ajouté à vos activités l’éthique et la diplomatie des affaires. À l’instar de la mission flash Thiériot – Ballet-Blu de janvier 2021 qui préconisait d’intégrer un label ‘’industrie de souveraineté’’ dans les enjeux ESG, peut-on harmoniser ces deux sujets sans contradiction ?
KR : N’étant pas un grand spécialiste de toutes les questions soulevées par ce rapport, je préfère m’abstenir de répondre. Dans les années 2005, il n’existait que le UKBA (UK Bribery Act, ndlr), l’OFAC (Office of Foreign Assets Control) et le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) montait en puissance : aujourd’hui tout est très réglementé.
L’éthique se définit aussi par un certain professionnalisme, qui consiste notamment à dire à un client qu’on ne sait pas traiter son sujet quand on n’a pas le savoir-faire à cet effet. Si par exemple vous me demandez un dossier sur l’Asie, les Philippines ou un grand marché comme l’Inde, mieux vaut ne pas venir chez moi, je ne sais pas faire ; sur la Colombie en revanche, je dispose d’une offre assez complète. Même chose pour le Panama, le Mexique et les États-Unis sur des dossiers assez sensibles et des zones que je connais très bien, au contraire de la Namibie, du Botswana ou du Zimbabwe. En revanche, je me suis entouré de gens qui connaissent bien ces régions et qui nous permettent d’intervenir sur une zone géographique conséquente.
L’éthique se décline enfin sous une forme de rigueur, qui oblige à prévenir le client et ne pas lui facturer une mission dans l’éventualité où l’on ressentirait des difficultés pour obtenir des informations, parce qu’il reste des domaines que l’on ne connaît pas : mieux vaut alors renoncer à prendre le dossier.
PIE : En fin de compte, vous ne venez pas du milieu de l’intelligence économique, mais vous avez maintenant un bon pied dedans… À ce titre, quelle serait votre vision par rapport aux captations d’actifs stratégiques et de savoir-faire français par des acteurs étrangers ? Observez-vous aujourd’hui des initiatives concrètes et suivies pour contrer ce genre d'opérations ?
KR : Il est important de se rappeler qu'en France et malgré tout ce qui est dit, on a un savoir-faire de très bonne qualité et on produit de très bons ingénieurs. Mais ces derniers partent aux États-Unis, au Canada ou ailleurs, rencontrent un ingénieur local plus expérimenté, créent leur start-up et la revendent à un fonds américain pour 20 à 100 millions de dollars – qui lui achète son savoir-faire par la même occasion. Cela m’attriste de voir absorbés certains fleurons français – Alcatel et d’autres ; mais malheureusement la marche est lancée et pour être franc et pessimiste, je ne vois pas ce qui va les arrêter. Le seul moyen est de développer des outils juridiques pour contrer ce genre de rachats en raison d’enjeux stratégiques, et mettre les parties prenantes hors-la-loi en cas d’opposition.
PIE : Un peu comme Photonis…
KR : Voilà. Faisons-le ! Je vous donne un exemple : une société trouve un procédé technique ultra-performant qui utilise du matériel militaire. Elle peut le vendre à la France, aux États-Unis ou à qui elle veut ; mais quiddes actifs et des brevets ? Si nos dirigeants ne stoppent pas une acquisition au nom de la souveraineté et des intérêts français – ils l’ont fait pour Photonis, mais je ne suis pas sûr qu’il soit utilisé – les Anglo-Saxons absorberont tout ce qu’ils pourront ! En fin de compte et comme le dit le monde de la finance, ‘’il n’y a que le chèque qui compte’’. Heureusement, certains Français ou Européens se mettent à observer et protéger ce type d’opérations, mais il n’y a que la loi qui puisse les en empêcher…
PIE : À l’instar d’initiatives de type French Tech souveraineté, fonds souverains régionaux (Rhône-Alpes, Normandie, Occitanie) ou fonds d’investissement thématiques tels que Definvest ?
KR : Tout à fait ! J’observe de loin une société de cybersécurité : Tehtris, créée par deux anciens des services, qui lève des fonds et construisent une belle entreprise : on devrait en être fiers ! Je ne vous dis pas, ne vous ai pas dit et ne vous dirai jamais ‘’Tehtris va céder à 20, 30, 40, 100 millions’’, car je n’en sais rien ! Ils ont une maturité, ont levé des fonds et n’ont pas besoin de cette cession. Voilà plutôt le modèle à suivre !
“On a de l’argent et de très gros fonds, et on se laisse absorber sans tenir compte des notions de souveraineté ”
Je me trompe peut-être mais tout le monde ne parle que de technologie, cybersécurité, quantique ou lutte anti-blanchiment, et je pense qu’on a même du retard ! En France, malgré tout ce que l’on nous dit, on a de l’argent et de très gros fonds, et on se laisse absorber sans tenir compte des notions de souveraineté. A contrario, pour les Américains, il n’en est pas question, et ce dès que vous êtes une start-up, ils contrôlent tout et ne braderont pas leur souveraineté : prenons exemple dessus !
PIE : A l’échelle européenne, y aurait-il d’autres leviers à mettre en place pour limiter ces acquisitions ?
KR : Je répondrai de la même manière que sur la France : si on a bradé nos brevets pendant 50 ans aux fonds chinois dotés d’une stratégie en la matière, il faut peut-être aujourd'hui se défendre économiquement – je ne parle pas d’intérêts géopolitiques – contre nos ennemis économiques : l’Amérique, l’Angleterre, ou encore la Russie et la Chine en matière de cyber… Ces acteurs se réveillent ! Sans parler des pays émergents : regardez Dubaï, petite nation surpuissante avec un prix à 100 dollars le baril et fait émerger un centre financier mondial… Et dans les technologies les Chinois et les Israéliens ont commencé à nous passer devant. Voyageant en permanence, j’observe ce qui se passe et suis effaré par l’avancée technologique de certains pays. Même si nous sommes en retard sur pas mal de choses, essayons de continuer à défendre nos pépites ! Et Dieu sait si on en a.
PIE : Au regard du nombre de pays visités et de votre historique en matière financière, avez-vous pu identifier ou observer des stratégies d’intelligence économique mises en place par les États étrangers via des fonds souverains ? Y en a-t-il qui ont réussi ou échoué, et pourquoi dans les deux cas ?
KR : Les États étrangers ne s’y trompent pas. Ils utilisent leurs fonds souverains, leurs fonds privés, pour promouvoir toutes les acquisitions de start-up qui les intéressent, toutes les entreprises étrangères qui peuvent être investies dans des secteurs-cibles, notamment dans les nouvelles technologies. Même si la Chine mise dessus, pourquoi irait-elle créer une université et former des ingénieurs sur des capacités technologiques possiblement porteuses, plutôt que de racheter une entreprise qui vient de la créer et rapportera 50 fois plus ? Les plus grands fonds souverains sont au Moyen Orient mais aussi en Norvège et aux USA. Sur ces sujets et avec un continent de presque 500 millions d’habitants d’une puissance économique comprenant l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, on pourrait créer un fonds souverain européen qui prendrait des parts dans des sociétés internationales et surtout anticiperait le rachat de pépites européennes. Cela éviterait, si je prends un exemple précis, à des entreprises roumaines spécialisées dans la maintenance de réseaux ferroviaires par surveillance caméra sur de longues distances de finir dans le portefeuille d’investisseurs chinois. En termes de puissance financière, l’Europe n’a pas à rougir même si elle est loin des Américains ; mais y a-t-il la volonté ? Je ne sais pas.
PIE : Plus concrètement en termes de structures et d’acteurs, voyez-vous des choses à mettre en place pour asseoir cette souveraineté financière de la France en particulier et de l’Europe en général ? En la matière, l’Europe serait-elle justement un appui ou un obstacle ?
KR : Il est vrai qu’on parle peu du pragmatisme et surtout de l’efficacité administrative anglo-saxonne, un élément qui leur permet d’avancer vite et bien sur des sujets primordiaux. Les Américains chassent en meute sur un produit les intéresse : services de renseignement, Département d’État, fonds d’investissement pour le volet financier. Je pense qu’en Europe, on est plus dans l’inertie, mais étant optimiste, je crois toujours qu’on peut tout surmonter.
D’ailleurs, nous n’avons pas à rougir : quelles sont les structures d’intelligence économique des Italiens, des Espagnols, des Portugais ? Combien de sociétés d’IE les Allemands ou les Néerlandais détiennent-ils ? La Suisse est un cas à part, mais en définitive, ceux qui comptent dans ce domaine sont les Anglais, les Américains ; les Israéliens sont en dehors de l’Europe… Qui sont aujourd'hui les leaders de l’IE en Europe ? L’Angleterre et la France, alors pourquoi rougirait-on, nous Français ? Bien évidemment, il reste à savoir si au-delà de la prise de conscience, les services d’intelligence économique intéressent les décideurs. En fin de compte, je pense que nous avons les réseaux, les forces, il ne reste plus qu’à exploiter les opportunités !
Les Israéliens, les Américains et les Allemands l’ont compris. Lors d’un voyage en délégation avec la CGPME (Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises, ndlr) il y a quelques années en Iran, nous étions 35 en tout, et j’ai été très étonné de voir que celle de la seule région du Bade-Wurtemberg comptait 400 membres : une belle illustration de l’intelligence collective ! De notre côté, le MEDEF a organisé son événement, la CGPME le sien, idem pour le ministre de l’époque avec un groupe de ci, de là : très bien, mais personne n’a chassé en meute. Aujourd'hui l’Iran n'est plus un sujet, mais nous avons du mal avec cette démarche dans beaucoup de pays, a contrario des Allemands ou des Italiens. Actuellement, le premier partenaire économique de l’Algérie n'est pas la France, mais la Chine, et le premier ou deuxième constructeur automobile est italien. On pourrait aussi parler du Gabon, de la Côte d’Ivoire ou d’autres pays – économiquement, s’entend – mais ces partenaires nous disent soit ‘’tant pis pour vous’’ et ils ont raison, soit s’interrogent sur notre volonté de développer les marchés existants ou d’en gagner de nouveaux. Mais économiquement, nous avions des positions et nous étions puissants ! On gagne des parts de marchés à certains endroits, et on commence à se faire bousculer sur d’autres zones où nous étions particulièrement puissants, cela m’attriste.
PIE : Sur cette note joyeuse…
KR : Non, heureusement la jeune génération nous impressionne en cybersécurité et dans les nouvelles technologies par son niveau ; cela nous donne de l’espoir sur pas mal de choses. In fine, la France est quand même dans le trio de tête de l’information et du renseignement d’affaires : il reste encore des atouts dans la manche !
Propos recueillis par Olivia Luce
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