La gastronomie et l’alimentation, la guerre des papilles

Pour les États, la gastronomie est une arme puissante d’influence culturelle. Maniée de façon offensive, cet instrument géopolitique représente un atout considérable en matière d’image, mais aussi de débouchés économiques. À l’occasion du Gala des 25 ans de l’EGE présenté sous le thème “Servir la France”, focus sur la gastronomie française et ses enjeux d’influence.

Cette analyse s'inscrit dans une série d’articles réalisée par le Portail de l'Intelligence Économique en préparation du 15e Gala de l'intelligence économique, organisé à l'occasion des 25 ans de l'EGE et des 10 ans du Portail de l'IE, sur le thème "Servir la France".

 

Pour commencer, des chiffres. La gastronomie en France représente 35,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les métiers de la restauration et constitue le 5ᵉ secteur pourvoyeur d’emplois. La filière est l’un des facteurs d’attractivité pour le tourisme et capte 40 % du chiffre d’affaires hors taxe du tourisme international. Entré au patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010, le “repas français” peut compter sur les 175 000 restaurants présents sur son territoire. Ses chiffres à l’export attestent aussi de sa puissance : le Japon ne compte par exemple pas moins de 5 000 restaurants français et les ventes vins ont connu une année record en 2019, atteignant les 15,5 milliards d’euros… 

De plus, le paysage de l’alimentaire français ne serait rien sans son industrie agro-alimentaire (IAA) dont les produits s’exportent sous des marques mondialement connues comme Lactalis, Nestlé, l’amidonnier Roquette ou le leader des levures de boulangerie, Lesaffre. Enfin, la puissance de la gastronomie se mesure à l'aune de ses réseaux de formations et d'enseignement, dont le Cordon Bleu – solide réseau d’écoles privées de 20 000 étudiants de plus de 100 nationalités différentes, – fait figure de proue à l’international.

 

Cartographie des enjeux du secteur de la gastronomie en France  (Louise Monjo)

 

À l'aune de ces indicateurs, on peut comprendre que les enjeux de ce secteur contribuent à la stratégie de puissance des États, qui font alors usage de plusieurs moyens : sanctions économiques, compétition par les classements, pression psychologique et diplomatique, guerre d’influence culturelle, et compétition des acteurs privés et publics.

 

Les sanctions économiques

Les sanctions économiques sont monnaie courante pour étrangler un État en le pénalisant dans ses accès à des ressources essentielles pour répondre aux besoins de sa population – et les acteurs des secteurs de la gastronomie et de l’alimentaire ne s’en privent pas. On peut citer l’exemple de l’embargo russe sur les matières premières agricoles européennes, suite aux sanctions européennes qui condamnaient l’annexion unilatérale de la Crimée en 2014. La Russie représentait alors un marché de 8 à 10 milliards d’euros par an, pour les producteurs européens.

À l’Ouest, c’est en 2003 qu’a lieu un épisode marquant en termes de guerre économique, dans le domaine de la gastronomie et de l’alimentation – à laquelle s’ajoutera la guerre psychologique et d’influence, si bien maîtrisée par les États-Unis – lorsque la France, par la bouche de Dominique de Villepin alors ministre des Affaires étrangères, refuse de s’engager en Irak. Le gouvernement américain réagit de la manière la plus claire selon la culture libérale que nous lui connaissons : le boycott et la mise en place de taxes douanières sur les produits alimentaires français.

Enfin, au Moyen-Orient, suite aux propos du président Emmanuel Macron sur le droit à la caricature en 2020, le Koweït, le Qatar et la Turquie ont obligé leurs acteurs de distribution à retirer les produits français de leurs étalages…

Les “greniers à blé”, désignant la Gaule puis la France pour les pays voisins de l’Europe, ainsi que l’Ukraine pour l’URSS, ont attisé les convoitises et provoqué les conquêtes de bien des puissances. Les déficits commerciaux dans le domaine sont des signes de dépendance envers le pays fournisseur. Cette vulnérabilité accule l'État à trouver des solutions telles que la conquête des territoires contenant les ressources nécessaires pour pallier cette faiblesse alimentaire. L’enjeu de l’alimentation et des produits fournis pour la gastronomie est vital pour un pays.

À l’inverse, les exportations de produits gastronomiques permettent de développer et de diffuser la culture d’un pays. Aujourd’hui, la France est le premier exportateur de vins et spiritueux, avec un chiffre d’affaires de 7,25 milliards d’euros, au premier semestre 2021. Certains éléments de la gastronomie française sont connus et recherchés à travers le monde entier, comme – outre ses vins, spiritueux et champagnes – les fromages, les pains et la pâtisserie.  Si l’apparition de la pâtisserie s’opère dès le Moyen-Âge, elle se développe grâce aux importations de sucre au XVIe siècle à la Cour de France, et notamment, plus tard, à l’apport du chocolat d’Espagne par Anne d’Autriche au XVIIe. La gastronomie se bâtit certes sur un territoire selon ses ressources, mais les flux commerciaux – et donc les alliances et relations des pays – jouent également un rôle important dans le développement des traditions culinaires.

 

Un outil d’influence et de séduction massive

Des actions marquantes illustrent à travers l’histoire – particulièrement des États-Unis – que le commerce de l’alimentation et de la gastronomie est un tel enjeu de puissance et d’autonomie qu’il peut être utilisé comme véritable outil d’influence, aux répercussions importantes dans une guerre psychologique. L’un des plus célèbres, la “Tea Party”, le 16 décembre 1773, à Boston, qui eut lieu au cours d’une opération d’intimidation et de rejet de la Nouvelle-Angleterre qui voulait s’émanciper du Vieux Continent. Des navires jetèrent par-dessus bord leur cargaisons de thé, vendues par la Compagnie des Indes, et soumises à une taxe exorbitante, faisant de ce dernier un symbole de discorde entre la Grande-Bretagne et ses colonies américaines.

Deux siècles plus tard, le 15 décembre 1975, un article du Business Week intitulé « US Food power : Ultimate Weapon in World Politics » emploie explicitement le terme d’“Arme alimentaire”. De même, en 1976, le Secrétaire d’État à l’agriculture fait mention du food power (pouvoir alimentaire), ainsi que du food weapon (arme alimentaire). Les États-Unis ont, par conséquent, été les premiers à théoriser la stratégie de l’arme alimentaire. Dans la continuité de la mise en œuvre de cette stratégie d’influence et de séduction massive, Hillary Clinton a développé le “Diplomatic Culinary Partnership” en 2012.

En France, nous connaissons tous l’importance du Guide Michelin pour le guidage touristique, qui fut créé pour influencer le consommateur de pneu Michelin, en l’encourageant à voyager pour l’art culinaire. En effet, quelle plus grande motivation pour sortir de chez soi qu’un bon repas dans un restaurant “trois étoiles Michelin” ?

 

La gastronomie comme véhicule de valeurs : un pilier du soft power

Depuis la chute du mur de Berlin et la “fin de l’histoire” conceptualisée par Francis Fukuyama, diplomate américain, on s’aperçoit que la culture culinaire permet de s’imposer et de modifier des phénomènes de consommation de masse.

En 2003, lors du refus français d’intervenir en Irak, au-delà des sanctions économiques des États-Unis à l’encontre de la France, “cet été-là, les produits français furent boycottés aux États-Unis, les french fries baptisées freedom fries (« frites de la liberté ») et les Bordeaux jetés au caniveau devant les caméras de Rupert Murdoch, très excité contre la France”. Ce tournant sémantique a induit, dans l’inconscient des Américains et des pays consommant cette nourriture, que les États-Unis étaient le camp de la liberté et la France celui du soutien aux dictatures. Cette déclaration politique fut un acte lourd en termes de dénonciation morale et une victoire des États-Unis sur le front de la guerre psychologique.

La gastronomie est donc un véhicule de valeurs et de principes. Par conséquent, la gastrodiplomatie, ou, en français, diplomatie culinaire, apparaît naturellement, dans le début des années 1990, et est un terme popularisé par Hillary Clinton. Il s’agit d’utiliser l’art de la bouche comme arme de soft power, qui se définit lui-même comme « la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur par un ensemble de moyens autres que coercitifs ».

 

Dialectique entre cuisine et construction nationale

Notre culture française du « bon vivant » nous berce de variétés de vins, de fromages et autres douceurs, que les producteurs français s’évertuent à développer, afin de satisfaire nos palais capricieux. Cette appropriation culturelle et gastronomique a des retombées politiques et économiques sur le pays. À l’étranger, outre l’exemple des géants de fast food américains qui se sont exportés à travers le monde, on peut citer les ambiguïtés existant quant à l’origine de certaines traditions culinaires telles que le borscht. Ce plat attise l’animosité entre Ukraine et Russie, assez profonde puisque la Russie puise sa culture dans le berceau kiévien. Un autre exemple est celui du houmous dont l’origine entre Israël et Liban est contestée.

À travers l’Histoire, la gastronomie se déploie dans les cuisines des puissants de ce monde, comme chez le tristement célèbre Nicolas Fouquet qui vit éclore le talent de François Vatel. Le développement de la gastronomie dans la haute société démontre l’enjeu de puissance dans ce domaine, et donc de sa nécessité pour la construction d’une tradition culturelle, attachée à un terroir et à une population.

La politique divise les Hommes, la bonne table les réunit”. Nous connaissons tous le célèbre épisode historique « tarte à la crème » du Congrès de Vienne qui illustra les capacités diplomatiques du génie cynique qu’était Talleyrand, accompagné de son illustre cuisinier Marie-Antoine Carême. Ce dernier sut adoucir les débats et négociations des puissances européennes alliées envers la France, suite à la chute du Premier Empire, qui avait vu naître les premiers concepteurs de la gastronomie, tels que Jean Anthelme Brillat-Savarin et Alexandre Grimot de La Reynière.

 

Une hyperconcentration des acteurs

Du fait de la montée en puissance de la mondialisation et du libéralisme, l’industrie de l’alimentation a connu une hyper-concentration des acteurs à chaque niveau de la chaîne de production et dans tous les secteurs. À l’échelle nationale comme internationale, la mise en réseau des territoires de production et de consommation s’est paradoxalement vue confrontée à une concurrence accrue entre les acteurs impliqués. Ces phénomènes ont eu pour conséquence l’envolée du nombre de normes et de réglementations : ISO 22 000, HACCP, BRCGS, etc., sont autant d’outils politiques auxquels les poids lourds du secteur ont désormais recours pour renforcer leur hégémonie. Comme le souligne Pierre Deplanche, les normes apparaissent comme un outil offensif au sein d’une guerre économique. L’exercice de l’influence dans la construction normative y est un enjeu crucial pour les entreprises. Assez puissants financièrement pour décrocher ces sésames, les plus influentes structurent assurent leur sécurité alimentaire via la  normalisation de leur production, certes nécessaire en matière de sécurité, mais à l’application encore facultative. Ces réglementations – européennes comme nationales – comportent en effet de nombreuses failles aisément exploitées. À titre d’exemple, la norme HACCP édictent des “meilleures pratiques” sans fixer de critères sur les produits finaux, ce qui laisse libre cours à des approximations sanitaires ou écologiques lors de la production.

 

Les stratégies offensives des acteurs étatiques et privés

Consciente de la place centrale de la gastrodiplomatie, la France multiplie les actions pour soutenir ce secteur d’influence et pourvoyeur d’emplois. En 2017, Emmanuel Macron lance l’opération générique “Good France / Goût de France” qui regroupe l’ensemble des projets soutenant la gastrodiplomatie. Au sein de cette opération économique et culturelle d’influence, Atout France (GIE et agence chargé du développement touristique de la France) joue un rôle clé. Elle s’est notamment vue dotée d'un budget supplémentaire de 1,5 million d’euros pour financer la valorisation de la gastronomie française en juillet 2018. Cependant, notons que l’État choisit par la suite de ne pas reconduire cette subvention particulière dédiée à ce secteur. Les “subventions pour charges de service public de l’opérateur Atout France” connaissent en effet, depuis 2017, une baisse des montants, impactant nécessairement le secteur de la gastronomie et son rayonnement.

Parallèlement à l’État, le secteur privé ne reste pas en marge. En vue de diversifier leur portefeuille, les fonds d’investissement sont extrêmement friands des débouchés économiques et géopolitiques que leur offrent le secteur de l'IAA, de la production à la vente des produits. Blackrock a par exemple investi 3 % de son fonds Nutrition Fund en France et détient des participations dans des mastodontes français comme Danone (5,7 %) et Pernod-Ricard (5 %). Plus impactant encore pour la gastronomie française et les produits qu’elle utilise, le fonds américain est aussi présent sur les segments des engrais, des produits phytosanitaires, de l’alimentation animale, etc. Des entrées au capital d’entreprises de l’IAA français ont également été aperçues du côté des fonds Vanguard et 3D Capital. L’heure est donc à la mesure : la gastronomie française, emblème d’une culture nationale riche et variée, ne saurait être le reflet de sa puissance sans une attention accrue portée à la préservation de son influence.

 

Louise Monjo pour l’EGE Junior Conseil et Olivia Luce pour le Portail de l’IE

 

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