[CR] L’intelligence économique française face aux nouveaux impérialismes – Conférence de Joffrey Célestin-Urbain, chef de service du SISSE [1/2]

Invité le 2 février dernier par l’association AURA pour donner une conférence, le chef de service du SISSE Joffrey Célestin-Urbain a partagé son analyse des mutations de la menace extérieure sur nos intérêts stratégiques. Dressant un panorama de l’intelligence économique étatique en France en 2021, il développe notamment les évolutions, le fonctionnement et l’action du SISSE pour défendre notre souveraineté économique.

L’intelligence économique en France : définition et état des lieux

Après les remerciements d’usage relatifs à l’initiative de cette conférence, le chef du Service de l’Information stratégique et de la Sécurité Économique (SISSE) s’est engagé dans la définition de l’intelligence économique du point de vue de l’État en 2021. Administrativement remplacée par le concept de sécurité économique, plus adapté au fait que ‘’la France est engagée dans une guerre économique’’, l’IE reste une notion méthodologique et technique couramment pratiquée sous l’angle de la collecte, de la gestion et du traitement de l’information stratégique, matière première de la sécurité économique. Plus précisément l’information stratégique est aussi une affaire d’intelligence : il s’agit en effet de transmettre une information de qualité au bon moment et au bon décideur, de manière à pouvoir prendre les bonnes décisions pour l’implémentation d’une politique de sécurité économique. De plus, jugée très large pour l’État, l’intelligence économique, bien qu’utilisée au quotidien, a fait place à la sécurité économique, synonyme d’un dispositif plus opérationnel permettant de répondre à la question ‘’Que fait-on concrètement pour protéger les intérêts souverains de la France dans la mondialisation et dans cette guerre économique ?’’ et neutraliser les menaces.

À ce propos, Joffrey Célestin-Urbain a souligné les facteurs d’émergence de la sécurité économique, à la fois sous-tendue par des tendances lourdes et une accélération de l’Histoire. On assiste en effet à une confrontation très forte des pôles de puissances, avec d’un côté la Chine et ses nouvelles routes de la soie, perçues comme une volonté de refondre le système mondial à son profit ; et de l’autre les États-Unis de Trump, même si les démonstrations de puissance existaient déjà sous Obama. À ces deux pôles on pourrait aussi rajouter la Russie. Par ailleurs, l’accélération de l’Histoire se matérialise surtout dans l’omniprésence toujours plus marquée de la data dans l’économie, notamment incarnée par l’arrivée de la 5G, marché d’où les équipementiers américains sont absents.

Au milieu de ces dynamiques faisant ressortir la réalité de la guerre économique, l’Europe, jusqu’ici spectatrice de ces affrontements, semble avoir compris ‘’qu’elle ne pouvait pas éternellement se rattacher à son credo libre-échangiste, et faire comme si [cette] guerre économique était uniquement pour les autres’’ ; et qu’il lui fallait se positionner pour éviter d’en être la première victime d’un affrontement bipolaire économique et technologique. Autant de nouvelles réalités, durables, qui expliquent et favorisent la montée en puissance et la diffusion du concept de souveraineté dans l’administration, dans le monde politique et en Europe.

A cet égard, les interactions entre les notions d’entreprise nationale et de dépendance de la France vis-à-vis de fournisseurs étrangers dans certaines chaînes de valeurs stratégiques est apparue plus flagrante, et reste difficile à maîtriser faute de prises réelles sur ces entreprises étrangères autrefois françaises. En réalité, si on se penche sur les principaux ‘’marqueurs’’ nationaux d’un groupe, parfois détenteur d’une technologie souveraine ou stratégique, on peut identifier (au-delà de son siège social, du nombre de salariés et de son activité) la localisation de son centre de décision, son empreinte économique et son positionnement dans les chaînes de valeur et de sous-traitance, à l’instar du Cac40. Dans cette perspective encadrée par la mondialisation des acteurs, il est d’autant moins facile d’engager une entreprise dans les contraintes de sécurité économique à proportion de l’intensité de son ancrage économique en France. 

Dans ce cadre, le chef du SISSE considère que la sécurité économique consiste quelque part à ‘’remettre des repères, des limites, des frontières là où il n’y en avait plus’’, a contrario de ceux qui pensent que la nationalité d’une entreprise n’est pas un sujet et relativisent leur territorialité, notamment au niveau économique et technologique. C'est justement cet ancrage (avec tout son spectre de nuances) qui va contribuer à déterminer le niveau de protection d’un actif stratégique national, ou à défaut les chances de ‘’recouvrement’’ d’une entreprise française ayant délié la majeure partie de ses attaches d’avec son territoire d’origine.

A l’intérieur de l’Hexagone, la sensibilisation est un défi essentiel. Globalement perfectible, elle se joue à plusieurs niveaux : celui des entreprises, assez hétérogène et sans distinction de taille ; les PME et ETI sont particulièrement intéressées par les enjeux de sécurité économique facilement associés aux attaques cyber. La classe politique (et particulièrement les parlementaires) constitue également une cible prioritaire, du fait de son impact décisionnel et normatif sur la vie publique, ainsi que du lobbying dont elle fait l’objet de la part de puissances étrangères. Ce choix est motivé par l’idée qu’en effet, ‘’si on s’engage résolument dans la guerre économique, il faut que nous ayons aussi une politique d’influence qui puisse rééquilibrer ces démarches de lobbying’’.

Cette volonté de sensibilisation des acteurs politiques n’est pas éloignée du retour d’une volonté politique sur la sécurité économique, comme on a pu le constater ces dernières semaines (veto du ministère des Armées sur Photonis et de Bercy sur un rachat de Carrefour, ndr), qui facilite grandement l’exécution des missions du SISSE. À rebours de l’idée que la souveraineté économique relève du passé, elle invite aussi à redécouvrir collectivement ‘’l’appétit pour la puissance, l’entêtement, la volonté de ne pas se résigner, et quelque part la volonté, par laquelle on arrive à faire des choses considérables’’.

Enfin, au-delà du ‘’nombre de personnes à sensibiliser dans ce pays […] plutôt égal à 66 millions’’, l’autre front de la sensibilisation à la sécurité économique est celui du monde de la recherche, détenteur d’actifs stratégiques et d’un capital humain plus qu’intéressant pour la concurrence.

L’action intérieure et extérieure de l’Etat dans l’intelligence et la sécurité économiques

Dans un deuxième temps on peut remarquer que si l’Etat ne s’est pas doté d’un livre blanc de la sécurité économique, à l’exemple de l’univers de la défense, sa vision en la matière en tient lieu. Elle est définie par trois textes : le premier, public, est le décret du 20 mars 2019 qui réorganise la politique de sécurité économique en renforçant le rôle du CISSE (Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique) dans son pilotage. Les deux autres – privés, édités quatre mois plus tard, sont des circulaires à l’attention des ministres, responsables d’administrations centrales et préfets. Elles précisent l’organisation de cette gouvernance et forgent ‘’une doctrine stratégique commune, des objectifs communs, des listes communes’’, notamment en termes d’entreprises stratégiques à préserver pour ces dernières, de telle sorte de pouvoir disposer d’une feuille de route opérationnelle.

Répondant à la question de l’articulation entre long terme et temps politique plus séquencé par les élections, Joffrey Célestin-Urbain a estimé que ‘’la sécurité économique, c’est la réhabilitation du long terme’’, longtemps relégué en arrière-plan faute de pouvoir quantifier l’investissement qu’il suppose sur 15 à 20 ans. Dans cette perspective, la mission du SISSE consiste à ‘’remettre le long terme au cœur des décisions publiques et au cœur des décisions privées’’, nonobstant la pression des marchés financiers. Cet impact du long terme sur les opérations analysées justifie généralement les décisions de blocage, de concert avec les enjeux de souveraineté. C’est d’ailleurs ce qu’on a pu constater avec l’absence de production de masques sur le territoire national en mars 2020 et l’impact humain et économique majeur de la crise sanitaire. Pour ce faire, il est nécessaire que l’Etat-stratège soit garant du long terme et parvienne à aligner les intérêts nationaux durables avec les intérêts privés, assurément contraints par les impératifs financiers de profitabilité à plus ou moins court terme.

D’autre part, il est intéressant d’observer que la singularité de la France en matière d’intelligence économique est surtout institutionnelle, le SISSE n’ayant pas d’équivalent dans le monde mais des interlocuteurs éclatés en fonction des sujets traités, comme en Allemagne avec l’agence de cybersécurité, le ministère fédéral de l’Economie, le ministère des Finances ou celui des Affaires Étrangères. Cette singularité reflète surtout une ‘’tradition française d’attachement à la souveraineté’’. Ancrée dans le colbertisme, celle-ci peut rendre au protectionnisme toutes ses lettres de noblesse lorsqu’il s’agit, encore une fois, de remettre des limites là où il n’y en avait plus et de rééquilibrer les dérives de la mondialisation qui dégradent l’état du tissu économique et la maîtrise des technologies souveraines.

Fort de cette tradition de souveraineté assez unique en Europe et en pointe sur cette problématique sur le Vieux Continent, Paris doit désormais relever le défi de convaincre les autres Etats-membres de s’en saisir, notamment les pays de tradition plus libre-échangiste et plus libérale. Les premiers frémissements de la Commission à l’égard de la Chine et des GAFAM commencent à se faire sentir, mais l’approche des Etats sur l’homogénéisation des procédures et des seuils de contrôle n’est pas encore au rendez-vous. Bien évidemment, le chef du SISSE rappelle qu’il est ‘’compliqué d’avoir des alliés dans la guerre économique’’, au regard des différents niveaux de menaces, et que là aussi le spectre des nuances semble plus proche de la réalité. Face au monopole des GAFAM et aux risques de captation de technologies ou de matière grise, mais sans naïveté, ‘’les pays de l’UE doivent pouvoir monter à bord d’une réponse commune de la guerre économique, sinon l’Europe n’aurait plus vraiment de sens’’. 

Justement, l’essentiel de la menace, multiforme, vient de l’extérieur de l’Union européenne. Pour la France, elle réside surtout dans ‘’la dépendance extrême de certains maillons stratégiques de nos chaînes de valeurs dans des filières stratégiques à l’égard de l’étranger’’, et in fine dans le manque de souveraineté dans certaines filières stratégiques, auquel l’État est en train de remédier à travers le mouvement de relocalisation des chaînes de valeur ces derniers mois.

 

Louis-Marie Heuzé

 

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