Airbus espionné par les États-Unis

« Les acteurs américains déploient une stratégie de conquête des marchés à l’export qui se traduit, à l’égard de la France en particulier, par une politique offensive en faveur de leurs intérêts économiques », relatent les analystes de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) dans un document daté du 12 avril 2018 et adressé à l’exécutif.

« Les secteurs ciblés correspondent à des domaines d’avenir présentés […] comme stratégiques par les autorités américaines». La note de la DGSI publiée par le Figaro décrit un véritable plan d’action mis au point par les Etats-Unis, visant à favoriser les entreprises américaines. Des entités publiques et privées en parfaite coordination seraient à la manœuvre : administration, entreprise, cabinet d’avocat, de conseil…

 

Le fantôme d’une guerre fantôme?                               

La DGSI en est certaine, « les entreprises françaises évoluant dans ces secteurs (l’aéronautique, la santé la recherche…) font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentative de captation d’informations et d’ingérence économique ». Les États-Unis favoriseraient Boeing sur des marchés prometteurs, au moment même où Airbus cherchait à se mettre en « règle », après une enquête du Serious Fraud Office (SFO) enclenché en juillet 2016.

S’efforçant d’échapper à la possibilité d’une lourde sanction américaine (8,9 milliards de dollars pour la BNP Paribas), le groupe Airbus fait appel en 2015 à John Harrison alors directeur juridique de Technip, et lance l’opération « mains propres ». Un audit interne de conformité en matière de lutte anticorruption est engagé et des cabinets d’avocats américains sont choisis pour cette tâche. Ces mêmes cabinets avaient auparavant été missionnés par Alstom et Technip dans des procédures analogues, ce qui n’avait pas empêché de lourdes sanctions. En effet, le droit américain impose aux juristes de rapporter à leur administration toute transgression de leur législation.

 Dès lors, la DGSI s’inquiète que depuis 2015, des avocats américains aient « un accès privilégié à des données stratégiques du groupe ». Ces données sont de toute nature, et permettent de « cartographier tous les intermédiaires et contacts du groupe, ainsi que ses axes de développement à l’international ».

Christian Harbulot directeur de l’École de Guerre Économique, rappelle que l’espionnage économique américain sur le territoire français n’est pas nouveau. Cependant, une évolution est à noter par rapport aux « vieilles procédures d’espionnage industriel ». «Très habilement, les Américains s’appuient sur la nécessité d’appliquer des règles juridiques» obligeant ainsi les pays dépendants de l’économie américaine (échanges commerciaux, projets…) « d’ouvrir leur réserve informationnelle ». Dès lors, sous couvert du « respect de la loi, rien de plus», des données stratégiques sont récupérées et par la suite « exploitées pour des raisons purement commerciales ».

Pour Patrick Cansell, enseignant à l’École des mines de Paris, « ce n’est pas le fond de l’affaire qui est surprenante […] », c’est  «  que la DGSI le note de manière officielle. […] elle en parle ouvertement ». Que la France subisse des « ingérences » de la part des États-Unis ou de la Chine, est un secret de polichinelle. La réelle nouveauté se situe dans le fait que la DGSI « officialise » ces pratiques, sans hésiter à parler « d’espionnage ».

 

Le secteur de la recherche particulièrement visé par les fonds d’investissements américains

Les entreprises innovantes et les organismes de recherche français sont particulièrement surveillés par la puissance américaine. Des financements sont proposés « afin de soutenir des programmes ou des projets de développement à l’international » pour mieux « dépecer les fleurons tricolores », s’inquiète dans les colonnes du Figaro, un préfet souhaitant rester anonyme. Selon lui, « les Américains coopèrent très fortement avec la France […] au niveau opérationnel contre le terrorisme islamique et l’espionnage chinois ou russe, mais 60 % de leur activité reste centrée sur la recherche de renseignements stratégique ».  « Tous les moyens sont bons pour faire vivre leur patriotisme économique » conclue le fonctionnaire.

La note de la DGSI évoque également la vente d’une société française à un fond américain. À la suite de celle-ci, « le siège de l’entreprise et ses activités de recherche […] ont été transférées aux États-Unis […] la société est désormais valorisée à […] un milliard de dollars. ». Le cas de Tornier est également développé, société spécialisée dans les prothèses orthopédiques qui est racheté par Wright Medical, société américaine en 2015. Cette société française ayant fait l’objet d’une prise de contrôle entre 2006 et 2015 finira en effet par être dissoute « dans le cadre d’une fusion avec la firme américaine ». Enfin, la note cite une entreprise bretonne, « disposant d’une avance technologique conséquente », et qui « envisageait […] de se présenter en concurrent de son partenaire américain et était susceptible de capter 20 % de son marché », mais qui ne résista pas à l’offre de rachat américaine.

Selon la DGSI, « les PME ne sont pas suffisamment armées et les grands groupes français semblent également vulnérables, privilégiant des stratégies de repli et d’évitement, afin de ne pas s’exposer ». L’excellence française serait « particulièrement exposée ».

Concernant les startups, Patrick Cansell note que la France est l’un des pays au monde déposant le plus de brevets : « on a du mal à passer de l’état de startup à une entrepris qui va devenir une PME voir une ETI (Entreprise de Taille intermédiaire) ». Il y a donc une forte tentation pour ces entreprises d’aller chercher des financements à l’étranger. Les « startuper vont être approchés. Ce sont des cibles technologiques, des pépites technologiques qui vont intéresser la souveraineté américaine » poursuit M. Cansell sur RFI.

 

Comment procèdent-ils ?

Comme l’explique Jean-Marx Leclerc, rédacteur de l’article du Figaro, les Américains disposent de larges ressources dissuasives, et en premier lieu l’extraterritorialité du droit. La DGSI la définit comme « une grande variété de lois et mécanismes juridiques conférant aux autorités américaines la capacité de soumettre des entreprises étrangères à leurs standards […] de capter leur savoir-faire, d’entraver les efforts de développement des concurrents […] contrôler ou surveiller des sociétés étrangères gênantes ou convoitées […]. ». Nous étions déjà revenus sur le cas d’Alstom, de la BNP Paribas ou encore d’Alcatel. Ces opérations d’acquisition et de fusion « pourraient s’interpréter » comme des « manœuvres de déstabilisation et de fragilisation» note la DGSI.

Interrogé sur le durcissement de la stratégie de conquête des États-Unis ces dernières années, Olivier Marleix, député LR d’Eure-et-Loir et ancien président la Commission d’enquête parlementaire sur la protection des fleurons industriels français, explique qu’« en la matière, il y a une vraie continuité des administrations américaines qui se succèdent sur la défense de leur intérêt stratégique ». « La notion d’intérêt américain est très large et, touche aux technologies de souverainetés et donc aux compétiteurs des acteurs américains » poursuit Patrick Cansell.

« On fait payer très cher des choses à des acteurs étrangers qu’on tolère plus facilement d’acteurs américains », qui payent toutefois des amendes rappelle Patrick Cansell. Le Foreign Corrupt Practices Act est la loi anti-corruption à destination première des sociétés américaines, mais qui s’est élargie « au monde entier ». Rappelons que la Société Générale a été condamné lundi dernier à une amende de 1,34 milliard de dollars pour avoir violé différents embargos économique américain (Cuba et Iran). De plus, la banque française a négocié à hauteur de 95 millions de dollars avec le Département des services financier de l’État de New-York, pour ses « manquement à la lutte contre le blanchiment d’argent ». La structure française est donc pendant 3 ans en « période probatoire » après la signature d’un accord sur la suspension des poursuites.

La question des embargos unilatéraux des États-Unis est aussi mise en lumière par la note. « Les enfreindre, c’est prendre le risque de se fermer le marché américain » note la DGSI. Procédé très dissuasif pour les entreprises françaises. Le cas iranien est parlant puisque depuis l’annonce des sanctions, Peugeot, Citroën et Renault ont d’ores et déjà « jeté l’éponge par peur des représailles » conclut l’agence.

Du côté « cyber », la DGSI s’inquiète que les solutions de Microsoft soient largement déployées dans les universités françaises, induisant « un risque accru de captation de données […] ». Enfin, le Cloud Act adopté en mars dernier par les États-Unis dispose que « toute entreprise américaine, quelle que soit la localisation géographique de ses serveurs, à l’obligation de divulguer des informations aux autorités sur simple demande d’un juge fédéral ». La mesure reste indépendante du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).

La procédure de discovery, qui est l’emploi de dispositifs juridiques visant à « forcer leur concurrent  à divulguer des informations sensibles » est également pointée du doigt. Le risque serait particulièrement fort quand il est question de propriété intellectuelle, poursuivent les analystes de la DGSI en prenant pour exemple l’affaire de Soitec. Accusée de contrefaçon, la procédure de « discovery» aurait obligé l’entreprise à divulguer la liste de ses sites de production, mais aussi l’implantation commerciale ou encore « les spécifications techniques liées » à leurs produits.

Pour finir, l’arme douanière américaine est mentionnée. La DGSI note que ce passage frontalier « constitue un point de vulnérabilité pour les sociétés étrangères, et singulièrement françaises ». La note donne l’exemple d’un cadre de la société Ama, spécialisé dans la prise en charge médicale. Sa paire de lunettes connectées et son téléphone dans ses bagages, il constate après avoir passé la frontière « que ces appareils avaient été fouillés et allumés par les autorités douanières américaines ».

Olivier Marleix, rappelle qu’« en France, on ne peut racheter une entreprise dans un secteur stratégique qu’avec l’accord du ministre de l’économie ». Toutefois, revenant sur l’affaire Alstom, le député déplore que « ce process ne soit pas du tout utilisé ». « Les chose sont en train de changer dans le cadre de la Loi PACTE* », se réjouit toutefois l’ancien président de la commission d’enquête sur la politique industrielle de la France.

* Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises

 

Avec la participation du Club défense AEGE